Des amis inconnus (9)
Avec ce numéro, notre rituelle rencontre avec l’univers de Proust, visité par Bernard Pechon-Pignero, s’achève. Cela fut un bien agréable moment ; une rencontre intime, feutrée comme un livre qui s’ouvre chaque semaine à la même heure. Mais, plus qu’agréable, moment savant, sans en avoir l’air, à la portée de chacun, comme sait le faire Maître Pechon. Plus que simplement savant, ou banalement érudit ; voyage profond, croisant le récit historique et le récit mieux qu’imaginaire, « imaginant », de nature à toucher, « ceux qui ont leur Proust sur le bout de la mémoire ; ceux qui, demeurés sur la rive, ainsi tenteront la traversée ». Ce qu’ont compris, du reste, les plus grands spécialistes ; ainsi de l’approbation de Jean-Yves Tadié, professeur émérite à la Sorbonne… Reflets du Temps a été honoré de ces 9 semaines en Proustie ! Merci encore à celui qui nous a offert ce cadeau littéraire inédit. La Rédaction de Reflets du Temps Le mot « fin » dont le montage de Roger Stéphane de 1962 laisse entendre que Proust l’aurait écrit la nuit de sa mort, Céleste s’offre le plaisir de raconter, comme elle le confirmera dix ans plus tard dans son livre, que lorsque Proust l’écrivit, elle connaissait assez le fonctionnement de la création proustienne pour ne pas s’en émouvoir, sachant bien qu’il y aurait encore de nombreux ajouts avant que Proust puisse considérer son œuvre comme achevée et s’autorise à mourir. D’autres détails, dans cette émission, doivent sans doute hérisser les exégètes de Proust comme le mot de Barrès aux obsèques que dénonce Jean-Yves Tadié, mais le plus émouvant est l’impression qui se dégage in fine de ce document : tous ces gens pleins d’amitié et de tendresse pour le cher disparu, en se replongeant dans leurs souvenirs montrent – illusion ou réalité ? – qu’ils sont bien d’un autre temps, un temps que Proust, lui, avait largement dépassé. Ils sont du « temps perdu », lui, du « temps retrouvé ». Mais ce temps retrouvé n’est pas le passé ; au contraire, c’est un avenir possible, celui d’une œuvre qui n’en finira pas d’éclairer le monde entier et les générations futures comme un astre qui ne fait que commencer à scintiller dans la nuit quand d’autres étoiles brillent encore alors qu’elles sont mortes depuis longtemps. Céleste Albaret s’est décidée à l’âge de quatre-vingt-deux ans, en 1972, à rompre un silence de cinquante ans – un silence pas tout à fait complet comme on l’a vu – en publiant ses souvenirs recueillis et mis en forme par Georges Belmont sous le titre Monsieur Proust (Journaliste et éditeur estimé après-guerre, ami et traducteur de Beckett, de Joyce et de nombreux auteurs américains, de son vrai nom Georges Pelorson (1909-2008), Belmont a réussi sous ce pseudonyme à faire oublier un passé de collaborateur actif du régime de Vichy et des nazis). Trois remarques s’imposent d’emblée : Céleste n’écrit pas elle-même ; quelle est la part du rédacteur ? Il est au moins indéniable qu’il s’agit d’un travail très habile puisque l’on a l’impression que c’est Céleste qui parle, avec ses mots à elle et avec ce souci de la précision qui est parfaitement cohérent avec ce qu’elle raconte de sa vie au service exclusif et constant de Proust pendant les huit dernières années de sa vie. Parfois, un mot, une réflexion, une incise peuvent faire penser que Belmont lui prête une culture qu’on ne s’attend pas à trouver chez cette femme élevée dans la France rurale du dix-neuvième siècle. Mais Céleste, avec les années, avait eu le temps d’acquérir ce niveau de réflexion ; si elle n’a rien publié après la mort de Proust malgré plusieurs offres, elle a rencontré beaucoup de proches et des amis de son défunt maître, des écrivains parmi ceux qui ont publié leurs propres souvenirs et comme c’est visiblement une femme très intelligente, elle a eu tout loisir de réfléchir sur ce qu’elle a pu lire et sur la façon dont elle traiterait son propre témoignage si elle se décidait à le rendre public. La deuxième remarque porte sur son âge. Là, Belmont dit dans une courte préface qu’il a fait en sorte de vérifier que cette très vieille dame ne se contredisait pas d’une séance de travail sur l’autre et qu’elle avait bien toutes ses facultés intellectuelles. Sa mémoire était toujours précise, entretenue peut-être par la lecture des biographies de Proust qu’elle critique souvent. Mais hélas, les garanties que donne son scripteur et les affirmations péremptoires de la vieille dame ne suffisent pas à masquer d’évidentes erreurs, certaines sans doute volontaires, erreurs ou oublis que les exégètes de l’œuvre et surtout de la correspondance de Proust n’ont pas de mal à relever. Enfin il faut, à sa décharge, se rappeler que Céleste Albaret a connu Proust dans les dix dernières années de sa vie et qu’elle est donc forcément influencée par l’image de l’ermite luttant contre la maladie pour achever son œuvre qui est désormais sa seule préoccupation. Pour le reste, bien qu’elle s’érige volontiers en gardienne du temple, elle n’a connu que ce que Proust a bien voulu lui raconter. Son témoignage est donc capital. Il n’efface pas pour autant d’autres écrits dont elle conteste la validité. Elle a évidemment l’autorité de quelqu’un qui a vécu pendant huit ans avec Proust, a été sa servante mais aussi sa confidente et incontestablement sa collaboratrice quoiqu’elle insiste avec humilité sur la faible part qui lui revient dans l’élaboration du « livre », mettant plutôt en valeur sa totale disponibilité dont il a pu user et abuser et qui faisait d’elle aussi bien une domestique, une secrétaire, une infirmière et finalement une amie. Mais l’éducation, les préjugés se conjuguent au respect et à l’admiration – on peut même dire à l’amour qu’elle a pour son employeur – pour lui interdire de prêter foi à tout ce qui a pu être dit de négatif sur lui, ou qu’elle ressent comme tel, en particulier sur son homosexualité, et a fortiori sur ses fréquentations de certains lieux nocturnes. Le seul fait de l’envisager lui paraît injurieux et elle fustige ceux qui s’y sont risqué. Elle veut faire de son idole un ange et pour une octogénaire née en Lozère à la fin du dix-neuvième siècle, les anges sont évidemment asexués. A-t-elle néanmoins un doute ? Lorsqu’elle essaye de le lancer sur la différence entre l’amour sentimental et l’amour physique, Proust élude la question. Elle a compris : on ne parle pas de ça. Sur Agostinelli modèle d’Albertine, elle hausse les épaules. Albertine existait bien avant que Proust ne s’intéresse à Agostinelli. C’est la vérité mais la fuite et la mort d’Albertine sont immédiatement inspirées de celles d’Agostinelli. Des secrétaires, Céleste Albaret n’a connu que Rochat dont on pense qu’il n’eut d’autres relations que professionnelles et d’ailleurs épisodiques avec son patron. Il y a bien eu le beau suédois du début de la guerre. Pure compassion envers un étranger ! Selon Céleste, Marcel est un homme que les femmes ont déçu mais qui était bien obligé de répondre, en simulant une affection qu’il ne ressentait que par pure bonté, à l’engouement immédiat que lui valait son magnétisme, son charme, son élégance naturelle et son esprit, auprès de tous ceux qui le croisaient, qu’ils fussent princes, ducs ou chauffeurs de taxi. Mais sa déposition devant le tribunal de l’histoire littéraire est plus gênante lorsqu’elle soutient que Proust ne cherchait à approcher des nouvelles connaissances, selon une technique qu’elle analyse très bien, uniquement dans la mesure où ils étaient des personnages potentiels de son livre, puis à s’en éloigner dès qu’il en avait tiré ce qui était nécessaire à son travail d’écrivain. À l’évidence, elle n’envisage pas, faute sans doute de l’avoir jamais éprouvé elle-même, qu’en l’état de mystérieuses attirances qui ne sont pas forcément sexuelles, l’on puisse tomber sous le charme d’un être, quel que soit son sexe ou sa condition, et que l’on puisse rechercher sa compagnie, au risque d’en être rapidement déçu, sans pour autant nourrir un dessein littéraire. Céleste a épousé le projet de son maître et en ressent l’urgence au point de tout subordonner à sa réalisation, y compris le passé mondain du jeune homme qu’elle n’a pas connu et qui, selon elle, avait déjà en tête toute la trame de son livre au moment où on sait par ailleurs qu’il se désespérait de ne rien produire. Ainsi lorsqu’il lui raconte qu’à dix-neuf ans, il avait écrit à son père pour obtenir qu’il le laisse se consacrer à la littérature en lui affirmant que ses mondanités n’étaient pas du « temps perdu », elle suggère qu’il avait déjà en tête le titre de son livre à venir. Proust sourit mais puisqu’il ne dément pas… Elle aurait voulu prouver que tout était déjà depuis très longtemps dans les premiers carnets, mais Proust les lui a fait brûler dans les derniers mois de sa vie. Les avait-elle lus avant d’obéir à cet ordre ? Ce que ce livre offre de plus précieux est probablement une volonté à la fois d’idéaliser et d’humaniser son dieu tout en exaltant sa propre dévotion. Céleste démonte les stratégies de Proust, la façon dont il se dit plus malade qu’il n’est pour se soustraire aux obligations ou aux visites qui lui pèsent. Mais elle dit aussi l’admirable constance avec laquelle il endure en silence des souffrances incessantes. Elle ne veut mettre ses sorties nocturnes – la seule chose qu’elle ne contrôle pas – que sur le compte d’investigations nécessaires à son œuvre et, ce faisant, elle loue sa force de travail et son acharnement à lutter pour terminer son livre. Elle détaille ses maniaqueries mais reste interdite devant sa faculté de se nourrir de rien, de s’épuiser lentement sans vieillir, de rester alité des jours tout en restant souple et gracieux comme un jeune homme. Elle dénonce sa tyrannie et sa méfiance mais souligne sa bonté, sa prévenance, sa délicatesse, sa compassion. Elle réussit en fin de compte à nous faire connaître et aimer Proust encore plus que n’y parviennent ses amis ; elle nous le rend plus proche, plus humain que ses biographes. Mais si elle est mieux renseignée, elle est moins objective, et finalement ne nous paraît ni totalement crédible ni d’ailleurs tout à fait attachante. C’est évidemment une personnalité exceptionnelle et Proust ne s’y est pas trompé. Et puis, n’avait-il pas trouvé en l’amitié passionnée mais respectueuse, inconditionnelle mais intelligente, exclusive mais discrète de cette femme qui sera véritablement sa veuve, ce que ni ses parents, à commencer par sa mère, ni ses belles amies, ni ses amants, ni ses nobles amis ne lui avaient jamais apporté ? Michel Erman, rectifiant ainsi les déclarations télévisées d’Emmanuel Berl cite une lettre que Proust envoya justement à ce dernier : « Je ne suis moi-même que seul. Je ne profite des autres que dans la mesure où ils me font faire des découvertes en moi-même, soit en me faisant souffrir (donc plutôt par l’amour que par l’amitié), soit par leurs ridicules (que je ne peux pas voir dans un ami) dont je ne me moque pas mais qui font comprendre les caractères ». Je viens de lire ou de relire cinq mille pages dont environ deux mille de la plume de Proust (correspondance, chroniques, articles…) et le reste de ses amis ou de ses biographes (je n’ai pas relu Painter). Qu’en ressort-il hormis ces quelques notes ? Si j’analyse cette citation de la lettre de Proust à Berl, je note d’abord la solitude. C’est aussi celle du lecteur qui, confronté à une œuvre aussi importante, est partagé entre l’impression qu’elle est écrite pour lui seul et son désir d’en faire partager la découverte au monde entier et d’abord à ses proches. Mais partage-t-on quoi que ce soit avec ses proches ? Sans doute des émotions simples, des plaisirs quotidiens : la contemplation d’un beau paysage, la convivialité d’un bon repas, et peu importe que la satisfaction qu’en éprouve notre compagne ou notre ami soit exactement la même que la nôtre. C’est dans le partage lui-même, ou l’illusion que nous en avons, que se situe le plaisir. Au-delà de ces expériences heureusement quotidiennes, l’échange devient plus incertain. Puis-je dire, comme Proust, que la Vue de Delft de Vermeer est le plus beau tableau du monde ? Certes que je ne peux qu’acquiescer à l’idée qu’il s’agit d’un merveilleux tableau mais qu’est-ce qui fait dire à Proust que c’est son tableau préféré ? Jean-Yves Tadié, citant Proust, répond que ce qui le retient est « la précieuse matière du tout petit plan de mur jaune », expliquant que le secret de la matière est dans la superposition de « plusieurs couches de couleur ». Et le grand biographe et exégète poursuit en rappelant que la Recherche est un livre également obtenu, dans l’état provisoire où la mort de son auteur l’a figé, par la superposition de plusieurs couches de matière littéraire, c’est-à-dire par une suite inlassable de ratures, de rajouts, de réécritures, d’interpositions de paragraphes ou de chapitres entiers, de recompositions et de rééquilibrages du plan d’ensemble, d’émergences de nouveaux personnages, etc. Proust poursuit une idée de perfection ou plutôt d’exactitude telle qu’il l’a ressent dans ce petit pan de mur jaune dont le peintre a admis qu’ainsi, il était parfait et ne nécessitait plus une couche supplémentaire de couleur. Mais ce qui nous émeut devant un tableau et qui nous fait croire qu’il a été peint pour nous, quelle chance y a-t-il que ce soit ce qui peut émouvoir de la même façon celui ou celle à qui nous le désignons comme un de nos préférés ? A fortiori à la lecture d’un livre de plusieurs milliers de page, comment pouvons-nous imaginer que nous partagerons avec d’autres lecteurs le même plaisir – et la lecture de Proust va bien au-delà du plaisir – le même sentiment de plénitude, l’impression que ce livre a été écrit pour nous seul, qu’il est fait de nos émotions et nous en révèle la profondeur insoupçonnée ? Poursuivons la citation de la lettre à Berl : Proust ne dit pas que les autres lui révèlent quelque chose « sur moi-même » ou « de moi-même » mais « en moi-même ». Il ne s’agit pas d’introspection narcissique mais du pouvoir qu’ont les autres d’ouvrir en lui la faculté soit de souffrir, soit de « comprendre les caractères ». Les autres, si on en croit cette lettre, ne lui apprennent rien de lui, dont il dit d’ailleurs qu’il n’est lui-même que seul, mais sur eux-mêmes soit par le pouvoir qu’ils ont de le faire souffrir, soit par leurs ridicules dont il prétend ne pas se moquer. Sur cette dernière assertion, on reste perplexe : on peut tout au plus lui donner acte que son humour cherche à ne pas dépasser les limites d’une moquerie indulgente. Notons enfin que Proust prend soin de dissocier deux fois les amis : parce qu’ils ne le font pas souffrir ou en tout cas, moins que ses amours, et parce qu’il ne peut pas voir leurs éventuels ridicules. Mais quand bien même il ne ferait pas cette distinction, il ne ressortirait pas moins de cet apparent désintérêt pour les autres qu’ils sont au contraire la « matière » même de son œuvre et donc de ce à quoi il consacre sa vie. Proust est l’homme et l’écrivain le moins apte à se passer des autres. Si comme l’affirme Robert Dreyfus, la Recherche donne un portrait fidèle de son auteur, c’est justement parce que c’est le livre d’un homme qui regarde les autres, qui s’interroge, qui essaye de les comprendre mais qui ne sait – et c’est là tout son génie – que les peindre (par couches successives jusqu’à la parfaite exactitude) dans tout leur mystère, dans toutes leurs incohérences et donc dans toutes leurs séductions. Proust ne juge pas, ne théorise pas : à Gide qui le félicite d’avoir fait progresser la question de l’inversion de cinquante ans, Proust répond : « Pour moi, il n’y a pas de question, il n’y a que des personnages ! » Nous, lecteurs de Proust, nous les amis inconnus auxquels il a donné jusqu’à son dernier souffle, nous sommes la matière de A la recherche du temps perdu . La duchesse de Guermantes, c’est moi ; Swann, c’est moi ! Odette, Charlus ou Saint-Loup aussi. (Pas le Narrateur ; d’ailleurs, il n’a pas de nom). Proust nous tend un miroir indulgent mais lucide, généreux, drôle, en un mot amical. Mais il nous dit que les visages que nous y reconnaissons, les nôtres donc, sont soumis à toutes les distorsions du temps qui est la grande question à laquelle notre mémoire, faute de l’attention que lui savait lui accorder, nous donne des réponses trop approximatives, trop fluctuantes pour être fiables. Et c’est cette incertitude, ces intermittences qui nous condamnent à être des inconnus pour autrui et pour nous-mêmes. Quant à l’histoire de sa vie, elle ne fait pas que satisfaire une vaine curiosité, elle nous confirme que tous les proches de Marcel Proust furent pour lui des inconnus, aussi bien ses parents, que les jeunes filles et les femmes qu’il a vraiment aimées, que ses amants ou amis qu’il a désespérément désirés. Tous étaient des inconnus qui croyaient le connaître. Il a lutté jusqu’à son dernier souffle pour conjurer cette malédiction mais il n’a pas perdu son temps puisqu’il a élevé un extraordinaire monument littéraire à sa défaite. La figure la plus discrète de ces amis, celle qui correspond le mieux à cet inatteignable partage que Proust a cherché en vain dans la vie et dont il a déjoué l’illusion dans son œuvre est peut-être celle du malheureux Willie Heath qui m’a accompagné dans ces lectures. Sa mort pouvait laisser un doute mais aucun espoir.