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Hypocrisie algérienne et féminisme de la jupe

Peignant les misères de la Kabylie dans ses écrits ethnographiques, Mouloud Feraoun avait montré que cette région n’était belle que pour celui qui la voyait avec un regard neuf. Vous pouvez généraliser cette idée émise dans les années 1950 sur l’Algérie d’aujourd’hui : l’Algérie n’est belle que pour les étrangers et les émigrés qui ne l’ont pas visitée depuis des lustres. Cette misère est sorcière : tantôt palpable, tantôt abstraite tel un ver soufi. En paraphrasant Edouard Glissant, vous pouvez représenter cette misère par un Archipel de petites misères liées les unes aux autres par des rhizomes invisibles. La vue de cet Archipel, la sensation de son tumulte, sa complexité, font pleurer les Algériens conscients de la mécanique du pays, et bercent ceux qui sont aveuglés par le Narcissisme héréditaire. Cependant, les habitants de ce petit Tout-Monde misérable intériorisent les maux et les troubles, se réfugiant dans la religion, dans le complexe d’infériorité qui subsiste depuis Fanon sous un autre masque, ou très souvent dans l’hypocrisie et la banalité. Exemple : la jupe. Quelques centimètres de tissu fabriqués en Turquie ou en Chine font couler tant d’encre ! C’est l’histoire d’une étudiante, quelque part dans cet Archipel balzacien, qui a été renvoyée de l’université parce qu’elle portait une jupe trop courte. Depuis des semaines, l’évènement circule d’un trottoir à l’autre, faisant vibrer notamment la toile : en guise de solidarité, des pages sont créées, des photos de femmes en minijupe diffusées, et des marches programmées. Des excuses sont présentées à l’étudiante. Toute femme a le droit de s’habiller comme elle veut vu qu’elle est un être libre, mais l’université est un lieu sacré de Savoir et de valeurs universelles, non une boite de nuit ou des escaliers de Cannes. L’ampleur conquise par ces centimètres est due à la banalité, fille de l’hypocrisie algérienne qui règne sur le pays des orteils jusqu’au front. En somme c’est un cogito néo-cartésien : plus c’est banal, plus c’est bon. Une poignée de tissu est prise pour une théorie féministe, alors que les gens ignorent le vrai sens de la femme et du féminisme. Flashback : guidées par Lysistrata, des femmes de la Grèce antique forcent leurs maris à cesser la guerre ; Simone de Beauvoir, charmante, libre dans sa tenue vestimentaire sans être provocatrice, souriante à côté d’un Sartre sage et discret, consacra sa vie pour l’égalité des droits en faveur des femmes. Sous les menaces fréquentes, dans un climat de sang et de souffre, Gisèle Halimi aiguisa ses actes courageux et sa plume éprise de justice. Tous ces combats féministes sont réduits en Algérie à un pan de tissu. La raison : la banalité algérienne explique cet acte par l’ouverture d’esprit et la liberté. Sartre perdait donc son temps en fouillant les mystères de la liberté qu’on explique tout simplement par une jupe tissée en fraction de secondes. Si vous n’êtes pas d’accord, on vous qualifiera d’islamiste angoissé par les courbes du deuxième sexe. Ainsi, n’essayez pas d’être en Algérie un Gandhi sage et entouré d’un drap, ou un Emir Abdelkader humaniste et habillé de burnous ; portez les dernières modes vestimentaires inspirées des feuilletons turcs, et le pays vous prendra pour un savant à l’esprit ouvert. Bienvenue au Musée de l’hypocrisie algérienne. Approchons mieux de l’Archipel algérien : célébrer la culture par les jeux de lumière et les concerts en dépensant des milliards, tout en laissant le peuple pisser et flirter dans le champ des vestiges romains (Cherchel, Tipaza), en consacrant deux phrases dans le journal et des secondes à la télé pour l’obtention d’un célèbre prix par Kamel Daoud qui fait pourtant honneur à cette littérature orpheline ; se taire face aux parents qui envoient leurs enfants vendre du pain dans les rues ; photographier des mosquées énormes à côté d’hôpitaux nains où les fonctionnaires font souvent la sieste, laissant les malades aboyer ; analyser les handicaps de l’école algérienne à partir d’un fauteuil ; fuir le débat sur la langue amazigh et l’identité algérienne ; tourner le dos à ces Mère Courage délaissées et bafouées ; fermer les yeux face aux déchets qui mutilent le pays ; ne pas approcher l’université pour encourager les génies et enrichir les bibliothèques ; donner de l’aide à des jeunes qui vendent souvent le matériel pour acheter un visa, juste pour faire baisser le taux du chômage ; se boucher les oreilles face à la corruption qui ravage le pays de ses entrailles comme une Folcoche détestant ses propres enfants… L’Archipel est très vaste et même un Lévi-Strauss s’y perd. Toutes ces questions relatives au destin du pays ne valent en revanche rien face à un carré de tissu, pris pour un acte féministe et de liberté. Analysant l’évènement, vous comprendrez que tout ce brouhaha autour de la jupe est paradoxalement un acte de banalisation de la femme algérienne : au lieu de revendiquer les vrais droits de la femme, on la réduit à un morceau de tissu, donc à son «  paraître  » comme dans le Moyen-âge. Les vraies questions sont donc enterrées, passées sous silence parce que la banalité algérienne n’aime pas être démasquée, parce que l’Algérien aime être flatté : un être digne, courageux, solidaire, fou amoureux du Prophète… Dans ce pays, décrire la réalité blesse plus que la guerre. Et tant que la banalité et l’hypocrisie envahissent le pays, vous verrez bientôt un étudiant entrer en slip à l’université, un homme chier sur le trottoir, et le féminisme se réduire en sex-shop.

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