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La femme murée, Fabienne Juhel

Il faut définitivement être reconnaissants à Fabienne Juhel pour ses livres : écriture magnifiquement poétique dans un format toutefois économe ; sujets variés alternant le peri fantastique, aux bords de récits de voyages, aux franges souvent inattendues mais toujours pertinentes de la grande Histoire… Romans – « romanesque » étant peut-être le second prénom de Fabienne – baignant dans les vents de la lande, le granite des villages, la houle et la tempête de sa Bretagne, qu’il faut vouloir aimer pour lire Juhel. Une fois de plus avec  La femme murée , embarquons pour un voyage-Juhel. Enfin, une excursion – balade appellerait trop l’insouciance – qui reste bien à quai dans Brest, son pays, ses rues, et qui nous amarre à un pan de son histoire récente, celle des destructions massives des villes de l’Ouest durant la seconde guerre mondiale. Comme médium, une femme – en vrai, comme diraient les enfants à qui on raconterait son histoire, car le troisième prénom de Fabienne est sans doute « raconter ». Jeanne Devidal, qu’on nommait «  La folle de Saint-Lunaire  »,a traversé pas moins de 100 ans de malheurs croisés, tous plus étranges, originaux, les uns que les autres, sans perdre de vue la mer, depuis une… construction ? habitation ? fabriquée de bric et de broc au long (cours) de sa longue vie ; tout en récupérations diverses et farfelues, ayant laissé pousser un arbre au milieu d’une pièce, et barricadant ouvertures et couloirs-labyrinthes, à coups d’un peu n’importe quoi. Cela ne ressemblait à rien de connu ou concevable, si ce n’est la maison du facteur Cheval ; ça galopait en dehors des règlements d’urbanisme les plus élémentaires, et s’insinuait sans gêne dans l’espace public et dans celui des voisins ; «  et si on a le malheur de lui dire quelque chose, elle vous jette des pierres !  ».Si l’on ajoute que des hordes de chats l’accompagnaient, qu’elle restait – sauvage, disait-on, à l’abri de ses grands yeux verts – dans son univers, criant parfois à la brune, on aura compris les conflits inévitables et inexorables entre la « folle » et le reste de Brest… « Disons qu’elle fait un avec sa construction. Qu’elle a autant le bâti dans le corps que le bâti est en elle. Une double carapace. Elle n’a jamais fait la différence entre sa constitution et sa construction. C’est peut-être une maladie. Elle dit – sous mon toit logent des souris, comme elle dirait que des idées lui courent par la tête. Et inévitablement, des araignées au plafond… » . Mais Fabienne Juhel a encore un prénom, double cette fois : « observer et comprendre ». Elle a mené ce qu’il faut d’enquêtes croisées et fines, pour remonter jusqu’à la jeunesse de Jeanne, sa famille, ses frères, tout ce monde anéanti dans les feux des guerres – aujourd’hui les psychologues parleraient de la violence post-traumatique qu’elle a dû porter à même le dos. Et si la femme de la bicoque s’asseyait parfois la nuit au milieu de ce nulle part qui était son chez soi, c’était pour écouter et humer ses fantômes, les « invisibles ». Elle a extirpé, avant que de la mettre en scène à sa manière, sa dérangée de la lande, Fabienne, de vrais dossiers d’archives tout ce qu’il y a de sérieux, un passé pas si vieux, celui d’une responsable des PTT – les facteurs, décidément ! Qui fut résistante, et torturée par la Gestapo, puis démolie aux trois quarts par les bombardements de la guerre, la mort violente des siens, donc – cheminement probablement pas si rare – internée en HP en ces années d’après-guerre où continuait là, le non-sens, les peurs et la torture des électrochocs. Forces venues de si loin, qui la construisaient encore, la déconstruisaient en continu, l’accompagnaient de fait, cette femme qui se murait comme celles du Moyen Age finissant, une époque d’immenses traînées de peurs, elle aussi. Mais, nous dit le livre, on n’est jamais construit d’autre chose que « des » soi-même, et la science intime de Jeanne, ce fut de pouvoir fraterniser avec ce touriste japonais ayant lui, traversé Hiroshima. Tout progressivement tente de faire sens, et y parvient, dans des pages qui lui ressemblent à «  la femme  »,comme l’appelle Juhel. Chapitres portant, comme sa maison, étrange, mais maison quand même, des titres comme « mur » est ou ouest. Il peut être réconfortant de supposer que le contenu et la façon de ce livre où l’écriture, le mouvement et les odeurs des pages, leur architecture même et leurs matériaux, s’ajoutant aux documentaires et recherches diverses qui lui sont consacrés, rendent l’hommage qu’il faut à cette femme à part… Jeanne aurait aimé Fabienne, comme nous, car le dernier prénom de Juhel est assurément « passionner ».

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