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Le deuxième oeil

Je fus en un temps une primipare âgée ; me voilà devenue, sur le tard, une cataracte jeune… « c’est rien du tout ! Une pitchenette… tu sors de là rajeunie de vingt ans ! (seigneur !!) ». En avant donc pour une cataracte – œil droit. Tant qu’à faire, j’investis (oui, c’est privé, il y a la ronde des sur-honoraires) dans la clinique B, la meilleure de France, LA spécialiste, me dit le classement Nouvel Observateur – journal sérieux qui, il y a longtemps, me disait le monde et la politique, mais qui a glissé vers un mixte / 60 millions de consommateurs / tout sur la grossesse présumée de la reine. Font maintenant ces gens dans le classement à tout va : le meilleur lycée pour nos gamins, le meilleur investissement immobilier et, bien sûr, le meilleur hôpital, avec sous-classements selon vos besoins… La rigolade m’est proposée par une chaude matinée de Mai – qui se prend pour un mois d’Août, ce qui alimente les conversations dans la file d’attente, la carte vitale à la main. « Présentez-vous à jeun depuis la veille ; pas une goutte d’eau ; pas un chewing-gum ; pas de maquillage… êtes-vous toujours d’accord pour être opérée ? ». Je signe ; 3 exemplaires. On me « remet » (expression exacte) à une infirmière ; ça sonne comme la fin de mon libre arbitre ?! Faudra au moins, après, consulter Onfray ! La pitchenette nécessite quand même un passage par des douches sombres, vraiment encourageantes ; ripolinage à la Bétadine ; sus aux infections nosocomiales – petit pincement soudain ; flot de statistiques aigres ; c’est vrai que dans ces hosto, on meurt aussi de quelque chose qu’on n’avait pas en entrant – sacrifice des vêtements ; panoplie – comme dans les grandes opérations – pyjama – papier, qui, contre toute attente, me va ; chaussons assortis ; cerise : la charlotte sur la tête. Je me regarde – oui, il y a une glace – je balance entre Sarkozy visitant une laiterie modèle, le sourire niais en moins et, l’image récente de la centrale japonaise,  le drame en moins. « Posez vos lunettes (plongée dans le flou) et votre montre (sortie du système espace-temps) ». Ouverture d’une porte, genre Odyssée de l’espace, sans la musique. Choc : assis, en rang d’oignons, une troupe de dix encapuchonnés (peut-être plus, je vois flou) ; les regards m’évaluent, je lorgne sur mes compagnons, un peu comme au début d’un voyage organisé. Ils sont mutiques, en attente ; âge très avancé (je suis incontestablement une « cataracte jeune ») ; peu de mâles – victoire de l’espérance de vie des femmes, définitivement mesurée. L’un de ces hommes, pourtant – moustaches, gomina, peut-être, senteur d’eau de Cologne, un rien de Luis Mariano (je m’avance sûrement ; il n’a pas chanté) – rampe vers moi et susurre « vous êtes de C ? ». A reluqué, sans doute, la « cataracte jeune »… L’infirmière revient, s’en prend à ma voisine (quatre-vingt-cinq ans, au bas mot) ; penchée sur sa canne, s’y cramponnant comme à un doudou : « pour mon premier œil, on m’avait laissé ma canne ! » ; elle en fait une affaire ; la femme en blanc ne lâche pas sur ce point d’autorité… on s’intéresse. Le temps s’égrène ; c’est long. De temps à autre, deux élus sont extraits du troupeau et poussés de l’autre côté, mystérieux, d’une porte ; dans ma tête, la science-fiction continue son tour de manège ; le nom est clamé, avec des vibrato de victoire, par un aide-soignant balèze et encourageant (voire !) « allez, les enfants – sic, visez l’âge – on y va ! » Un peu infantilisés, réduits à leur pathologie, à leur pauvre bout de corps, ils nous quittent avec un signe de la main ! Une petite dame à l’œil bleu d’avant-guerre se plaint : « on sait même pas l’heure ! ». Passe un stagiaire, un garçon, visiblement malmené dans ce gynécée médical ; il nous colle un scotch de couleur au-dessus de l’œil pour lequel on est là ; se trompe avec celui de la dame à la canne ; tempête ronflante de la tutrice « sont nuls, ces gars » ; j’ouvre la bouche pour demander si les filles… Mais, non, je retourne somnoler. Le pépiement de volière de la salle me réveille ; c’est qu’il y a de l’émoi ! « vous, c’est le gauche ! » « moi, c’est mon deuxième œil ! » ; passons : « vous avez déjà fait le premier ? » ; parfum d’Annapurna, face nord. On se croirait, préparant l’accouchement sans douleur : « c’est comment ? pendant ? après ? » ; voix émues de retour du front… Le groupe, d’un coup, s’en trouve partagé : les initiés et le reste du monde… Enfin ! je suis appelée ; nous sommes deux, parallèles comme les chars de Ben Hur ; chacun son chirurgien – ça pratique la chaîne dans cette usine-là – salle des tortures ? Non, visiblement des interrogatoires, mais, en salve : « vous vous appelez bien ? vous êtes née quand ? vous vous faites opérer de ? quel œil ? par qui ? », ouf ! J’ai tout juste. Comme dans l’histoire du sphinx, on accède à l’étape suivante et on transite. On ne rigole plus, on y est ! Lumières intersidérales (encore le Kubrick qui me visite), appareils tous plus astiqués les uns que les autres (tout ça pour un seul œil !). On m’allonge d’un coup sec ; j’émets un rien de protestation « c’est rien ! » ricane un type en bleu, « c’est votre œil qu’on opère, pas votre dos ! » ; recommencent les questions – les mêmes – (je redouble ou quoi ?) ; la voix vibrante de « mon » chirurgien, méconnaissable sous sa charlotte, me donne du cœur à l’ouvrage « à nous deux ! Madame L ! »… Fort Alamo, peut-être ? Longtemps après, ou à peine quelques minutes, allez savoir, un « ça s’est bien passé » souligne la fin de la pitchenette ; on me range dans un coin, au calme ; on me gave d’un thé et d’une madeleine ; pas loin, à deux pas, l’œil toujours bleu de ma voisine d’il y a  des lustres, sourit « c’est fini ! Les deux sont faits, je suis contente qu’on n’en ait que deux ! ». Bruit administratif autour de mon cas ; faudra-t-il un arrêt de travail ? Le reste de la troupe est hors concours, mais ma cataracte jeune… Repasse le chirurgien – il a bien dû en faire deux ou trois après moi, mais il me reconnaît encore un peu : « alors, à l’année prochaine, pour le deuxième œil ! ». Je crois qu’il est parti sans même me faire un clin d’œil… Martine L. Petauton

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