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Le Lien du corps (récit)

  A toi     Soudain, le silence. Le silence m’a réveillée en plein milieu de la nuit, comme un claquement de doigts. Tout avait changé. Ce silence absolu : tu étais parti. Je le sus dans l’instant. Je n’imaginais pas encore. La conscience en suspens, presque un espoir, se donne encore du temps ; l’incertitude diffère la vérité ; mais le cœur sait. Je savais déjà. Je me suis levée sans hâte, le poids du destin ; mon corps est lourd. Mon pas est lourd. Et cependant je flotte, sans pensée sans doute, sans. Je ne sens rien. Je me suis levée. Je suis allée vers ton bureau, qui était devenu ta chambre pour une nuit, cette nuit. La seule que nous avons passée séparés, toi et moi. La dernière. Le couloir est à peine éclairé, les portes ouvertes ; j’avais laissé une lampe en veilleuse. (Pourquoi ?) Et dans ce silence inouï, le bruit cadencé de la machine qui pulse, inexorable, les doses de nourriture intraveineuse ; ce pourrait être un faux gage d’espoir : pourtant je n’entends que le silence. Ton silence. L’ironie de la vie et de la mort ; l’ironie de cette nourrice, transfuge de la vie à la mort, qui continuait comme si de rien n’était sa mécanique indifférente, presque rassurante. Je me suis assise sur le lit, près de toi et de ton corps en dormeur tranquille ; tout était accompli. Et dans cette seconde, j’avais aussi changé de monde avec toi. Rien plus jamais ne serait comme avant. La phrase est banale, mais je n’en vois pas de plus juste. Toi que j’aimais dans ton corps, tu l’avais déserté. Tout ensemble absent et présent ; le corps vide et l’âme partout, tu me laissais sans me quitter. La vérité est calme. Et c’est à ce calme que l’on n’arrive pas à croire. Hébétée, je cherche encore la vie en toi. Ta joue, ta main, tièdes et douces, semblent offertes, mais tes yeux ne me voient plus. Tu ne m’entends plus. Je t’appelle à peine, je sais déjà que tu ne me répondras plus. M’as-tu appelée ? « Lolo ? ». Je n’ai pas entendu ton dernier souffle ; je crois que tu n’aurais pas pu mourir si j’avais été près de toi. Tu n’aurais simplement pas pu. Pas voulu. Je ne le permettais pas. Je ne l’aurais pas supporté, je serais morte avec toi. Alors tu as choisi le premier moment de solitude, le dernier peut-être de lucidité, pour t’abandonner, lâcher prise enfin ; tu n’as pas voulu que je fasse partie de ta mort. J’étais la vie, tu me le répétais sans cesse. Je n’ai pas vu la vie se retirer de ton corps ; comment aurais-je pu l’accepter ? Pourtant j’aimerais en avoir aujourd’hui le souvenir. Le souvenir est plus doux que la chose. Il porte en soi sa propre consolation, sa grâce. Mon souvenir, c’est ton regard vers moi et tes dernières paroles pour moi. Il était minuit passé et tu m’as dit : va dormir à présent, va te reposer… Mots doubles de sens, encore et toujours toi et moi ensemble. Mais c’est toi qui allais te reposer à jamais. Quand je t’ai regardé, quand je t’ai écouté, je n’ai pas deviné que ce serait la dernière fois. Comment n’ai-je pas compris à ce moment-là ? Je te vois, et je me vois quitter cette chambre où tu allais t’endormir, et ce film ne finit pas. Je ne suis jamais sortie de cette chambre ; à jamais suspendue entre ce premier temps d’éternité, ce dernier de vie. La vie en boucle diffuse ton ultime message d’amour. Tes dernières paroles étaient encore pour moi, pour prendre soin de moi, comme tu l’as toujours fait, et jusqu’à la fin. Ma fin. Tu ne cesseras de le faire. Je le sais. Au seuil de la mort, tu t’es tourné vers moi pour toujours, dans cet adieu que je n’ai pas entendu. Et toi, l’as-tu pensé ? Quelque chose était à l’œuvre, qui nous dépassait déjà. Ce voyage, tu le ferais seul. Et moi, je n’imaginais pas, je ne le pouvais pas, que ce serait tout. Tout. M’as-tu appelée avant de partir ? J’entends chaque nuit ta voix prononcer mon nom doucement, avant de m’endormir.   « Madame, nous devons faire la toilette de votre mari, vous ne devriez pas rester dans la chambre… ». Ces infirmières me parlent à voix basse, comme si tu pouvais entendre. Elles ne savent pas que, jusqu’à ce matin, j’étais la seule à t’aider à faire ta toilette. J’ai bien dit : aider. (Christian tenait à s’en occuper lui-même. Lentement, avec précaution. Même pour le rasage. Je l’aidais, seulement.) Seule, me voilà reconduite hors de chez moi, de « ta » chambre ; la chambre où tu es « décédé », comme a dit le médecin légiste – cette première et dernière nuit passée séparés l’un de l’autre. DCD : aussi abstrait que cela ; peu de temps, si peu, avant que je ne vienne voir comment tu allais. « Je vais rester. C’est mon mari », dis-je dans un sanglot. Et je me suis assise à ton bureau. Juste en face du lit où tu gis comme si tu étais encore vivant. Tu es encore là, comme tous ces jours qui ont précédé ce moment ultime. Ton corps me rassure. Je peux encore t’avoir avec moi, près de moi. Moi près de toi. Je ne t’abandonnerai pas, jusqu’à la dernière seconde devant le tombeau ouvert. Je serai là, veillant sur toi. Toi qui ne voulais pas t’en aller. « Je ne veux pas te quitter. Je veux vivre avec toi encore longtemps. Je ne veux pas te laisser. C’est trop court », m’avais-tu dit, pleurant et moi pleurant aussi, dans les bras l’un de l’autre, après le diagnostic imparable du scanner. Je regarde les deux femmes bouger ton corps doucement. Leurs gestes sont précis. Je sens que si je n’étais pas là, elles parleraient ensemble. Ton corps, que j’ai tant aimé et que je connais si bien, c’est comme si nous le regardions toi et moi. Tu es là, mais tu n’y es plus. Je suis assommée. Vaguement exclue. A cet instant, je n’ai plus de souvenirs, je ne pense à rien, je n’ai aucune réaction. La toilette du mort. Je ne sais même pas si je suis toujours vivante. Il me semble avoir basculé de l’autre côté, de ton côté. Je suis le chien. Rivé à son maître tant aimé, tant qu’il ne peut s’éloigner de l’endroit où il repose. A chaque fois que je vais au cimetière (et ce sera pendant longtemps, chaque jour), je songe au chien que je suis devenue, sans autre futur que de rester auprès de la tombe refermée. Parce qu’il n’y a que là que je me sente apaisée. Ton corps est là. Et ce n’est pas rien. C’est par lui que tu m’as aimée et que j’ai pu t’aimer. Que tu m’as embrassée, caressée, gardée entre tes bras des heures entières, et (presque) jusqu’à la fin. Ton corps qui n’est plus. Ton âme qui est partout. Il y eu une autre fois, où je suis restée. « Madame, nous allons fermer le cercueil. Si vous préférez, vous pouvez attendre pendant ce temps dans le petit salon. Nous viendrons vous chercher ». « Non, non. Je reste ». Oui, je reste, c’est mon drame. Je reste sans toi. Les hommes on mis le couvercle et puis les vis. J’ignorais qu’on vissait les cercueils. C’est choquant. Tout est choquant depuis que je me suis assise au bord du lit, où prenant ta main chaude encore, j’ai mis beaucoup de temps (je ne sais plus combien) avant de réussir à poser la mienne sur tes yeux. Je n’osais pas les fermer. Je n’y croyais pas. La vie s’en va doucement, même quand elle est déjà partie. Une seule fois, où je ne suis pas restée. « Madame, nous allons sortir avec votre mari de l’appartement. Nous vous conseillons de ne pas assister à son départ. Cela risque d’être insupportable pour vous ». Et là, j’en étais persuadée. Je ne pourrais pas soutenir cette vision de toi quittant la maison comme ça . Chacun de tes départs comme chacun de tes retours, avait été si joyeux ! Je te revois m’apportant des fleurs, les portant à ta façon : un bouquet d’amoureux que tu arborais fier et heureux comme un enfant. Si souvent des fleurs ! « Vous avez de la chance, Madame ! Un mari qui vous offre si souvent des fleurs ! ». La fleuriste te connaissait et me connaissait, mais ne nous avait jamais vus ensemble, jusqu’au jour où cette découverte, que j’étais la dame à qui le monsieur offrait des fleurs chaque semaine, l’émut jusqu’aux larmes. Je viendrais toute seule désormais, acheter les fleurs pour ton bureau. Je me suis réfugiée dans notre chambre et j’ai fermé la porte. Debout, tremblante, j’ai attendu que tu t’en ailles, seul. J’ai perçu le froissement du plastique (tu détestais cette matière), les frôlements contre le mur (le passage délicat dans le couloir sans doute), des murmures à peine. Je ne t’ai pas vu quitter notre maison. Tu ne l’as jamais quittée. Je n’aurais pas pu le supporter, c’est vrai. Puis un des hommes des pompes funèbres est revenu me rendre ton alliance : « Nous ne pouvons pas l’emporter, le temps de la préparation. Nous n’en avons pas le droit ». Et je me suis retrouvée avec ton anneau au creux de la main ; je l’enfilai naturellement à mon doigt. L’ultime témoin de toi à moi. Il était trop grand bien sûr, alors je mis d’abord le tien, puis le mien pour le protéger, l’empêcher de glisser et de tomber. Le protéger. Je te protègerai toujours (et j’en aurai encore des occasions, Dieu merci !). Plus tard, le surlendemain, au funérarium, avant les obsèques, je demandai à un des employés de pouvoir remettre l’alliance au doigt de mon époux. C’était ton alliance, j’avais la mienne. Comment dire : je sentais que tu souhaitais la garder, c’était évident. Je ne saurais décrire l’appréhension étrange que j’avais de revoir ta main, si belle, que j’adorais ! Je craignais… Mais quand l’homme avec délicatesse, prenant l’anneau, alla chercher ta main dessous le drap et l’en a extraite, c’était un miracle. Ta main que je craignais de voir figée, « morte » en somme, était merveilleusement « vivante » ! Aérienne, mobile, émouvante ; elle s’ouvrait, elle dansait. Elle attendait. L’anneau qui passait de mon doigt à ton doigt pour toujours, une seconde fois. Pour l’éternité. C’était la joie d’une résurrection, une grâce : la première des nombreuses qui allaient advenir. Je préfère « éternel » à « immortel ». C’est toute la dimension de l’Amour. Son essence. Je ne voulais pas te quitter, oubliant même, d’une certaine façon, que tu étais mort . « Je souhaiterais que mon mari reste ici chez nous, jusqu’aux funérailles », avais-je demandé lors de la première visite des pompes funèbres. Mais l’homme de circonstance m’avait arrêtée tout de suite, très surpris, voire terrifié à cette idée (sa réaction m’avait frappée) : « Madame, c’est impossible. Nous sommes en juillet, il fait très chaud… Non, ce ne serait pas raisonnable. Vous ne pouvez pas, désolé ». Moi je te trouvais si beau. Tu avais, par une sorte de grâce de la mort, retrouvé tes joues, et ton visage était lisse et rose… Et ensuite tout s’est enchaîné très vite, à peine quelques heures et tu franchissais le seuil de notre maison, et tout était fini. Pas du tout. Rien ne finit. C’est la grande leçon de la mort. L’amour ne meurt jamais. Tant que l’autre, le « vivant survivant » le porte en lui. Oui, tu es comme parti en vacances, de très longues vacances, c’est ce que j’imagine, et ma consolation ; et c’est moi qui irai te rejoindre, un jour, je ne sais pas quand. Mais j’irai. Et cette certitude est ma vie – on dirait : mon moteur – aujourd’hui. Oui, c’est assez merveilleux. Cependant il y a tous ces autres moments, infinis aussi, où tu me manques, ton corps me manque à hurler de pleur. Il était quelque chose comme quatre heures du matin. Je me suis assise au bord de ton lit. Je t’ai regardé. Cette évidence de la mort. La chair vide. Et ton âme partout. Oh amour de ma vie, je ne t’ai pas vu mourir, je ne t’ai vu que vivre, et à un degré magnifique, intense, généreux. Tu me disais souvent : « Tu es la vie ! Tu es tellement la vie ! ». Mais c’était toi de nous deux le plus vivant ! Tu voulais et faisais que la vie soit belle, absolument. Et elle fut avec toi absolument belle. Je ne sais combien de temps je suis demeurée là, presque sans pleurer (la vérité stoppe l’émotion comme un garrot), sonnée, incapable de bouger, de téléphoner ; comme si cet état me gardait d’affronter la réalité – qui n’est pas synonyme de vérité, l’abîme entre l’essence et le factuel. Je reculai les limites du factuel. Ne pas bouger et ne rien faire me protégeait, j’étais dans l’œil du cyclone. J’aurais voulu ne jamais plus bouger de là. Assise près de toi. Et puis, tu étais parti dans une position de sommeil que je te connaissais bien. Tout semblait encore possible ; si proche, la seconde où tu étais encore vivant. Or le temps, irréversible. Il fallait que je fasse quelque chose, mais mon corps à moi s’y refusait. Il fallait appeler un médecin, et ton fils. Je savais que c’était nos derniers moments ensemble, que dès que je prendrais le téléphone pour avertir…, tout se précipiterait pour nous séparer définitivement. Et puis, dans un dernier espoir fou, j’ai appelé le médecin des urgences (qui d’autre ?) : « Je crois, je ne sais pas, peut-être, que mon mari est mort… ».     Laurence Pythoud Grimaldi

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