Qu’est-ce que que ? Je t’aime, moi non plus
En amour, « celui qui prend a l’impression qu’il donne ; arrange-toi avec ça », nous dit Léo Ferré, ce que l’on peut envisager au premier comme au second degré. Ainsi, l’homme « prend » la femme pour lui « donner », et les mots eux-mêmes nous renseignent sur le caractère paradoxal de l’acte sexuel. Mais au-delà de ce simple aspect pratique, l’amour est bien le domaine de la vie humaine où la notion d’échange se révèle la plus complexe. Ainsi, par exemple, celui qui prend la liberté de tromper l’autre, lui donne effectivement celle d’en faire autant, qu’il n’aurait peut-être pas envisagée de lui-même, et dont il n’a peut-être que faire. Ainsi encore, dans la séduction, on tâche bien sûr de valoriser l’autre et l’image qu’il a de lui, mais on le fait dans le but de s’approprier ses faveurs, et par là, de nous valoriser nous-mêmes par cet attachement. Quelque part, tout ce que l’on fait de cette manière pour l’autre, on le fait aussi pour soi, et les dimensions altruiste et égoïste de l’amour sont intimement mêlées, d’une manière inextricable, comme le montrent bien les reproches que les couples s’adressent au quotidien ou dans la moindre scène de ménage. On en vient à ne plus savoir distinguer les attitudes et les qualités qui nous sont naturelles, de celles que l’on se force à avoir pour complaire à son partenaire. Je vois une bonne explication à cet état de fait un peu étrange, qui proviendrait de ce que l’amour, s’il est à la base la conséquence d’une attirance mutuelle très subjective et toujours un peu mystérieuse, est aussi le fruit d’un jugement et d’une décision. On est séduit chez l’autre par tout un mélange de qualités et de défauts, qui nous interpellent, nous titillent, nous agacent, et l’on pourrait parfois tout aussi bien le repousser, le tenir à distance, parce qu’on le sent capable de remettre en cause notre économie psychique, et la manière même dont on s’arrange avec la vie et avec soi. Et puis, on accepte ou on refuse de se laisser aller à cette attirance nuancée par notre esprit critique. Partant de là, c’est comme si l’autre changeait de visage, à devenir une autre personne, celui ou celle qu’on aime, et que l’on ne juge plus alors forcément de la même manière qu’au départ. On minimise les défauts que l’on a repérés chez lui et l’on prend le parti de s’en accommoder, et on valorise ses qualités. C’est pourquoi les paroles très cyniques de la chanson de Gainsbourg peuvent être édulcorées de la manière suivante : « Je t’aime ! Moi non plus ; j’ai simplement décidé de t’aimer… ». Que ceux qui trouveraient cette façon d’envisager l’amour un peu trop pragmatique, et partant de là dénuée de poésie, considèrent simplement ce qu’il advient de notre façon de juger l’autre, quand on a cessé de l’aimer. On se rend compte alors de tout ce que l’on avait pressenti, et auquel on avait refusé d’accorder de l’importance, ça nous remonte à la figure ! Au bout du compte, en amour, on se trompe déjà soi-même, avant que d’être éventuellement trompé et déçu par l’autre. C’est d’ailleurs ce qui crée les plus belles rancœurs, chez les gens orgueilleux, et c’est certainement pour cela qu’on entend parfois dire que le sentiment le plus proche de l’amour, c’est la haine. Que ne reproche-t-on pas à l’autre de nous avoir empêchés de vivre la vie dont nous rêvions avant de l’avoir rencontré, de nous avoir détournés de nos ambitions les plus chères, de nous avoir limités et utilisés à ses propres fins, et quelque part de nous avoir fait perdre notre temps. On oublie un peu trop vite que si victime on a été, on l’a été de manière consentante, et qu’en face, le sentiment est plus ou moins le même. On oublie aussi tout le bénéfice qu’on a tiré en son temps de la relation, y compris à sursoir à certaines entreprises qu’on pressentait comme délicates et qu’on n’a pas eu le courage de mener à bien. Quand l’amour s’en va, l’ancien partenaire devient ainsi parfois un bouc émissaire, responsable de toutes nos défaites, de toutes nos compromissions, si la relation a duré longtemps. C’est pour cela, pour ma part, que j’affirme haut et fort, en me répétant, qu’on ne devrait jamais oublier que l’amour fait l’objet d’une décision, même si on prend parfois celle-ci un peu à la va-vite, quand on est jeune ou idéaliste, ou de manière plus ou moins inconsciente. Après tout, l’inconscient, il y a moyen de s’arranger avec lui sur le divan d’un psy, par exemple, et, comme disait ma mère à propos, il ne faut pas oublier « qu’une de perdue, dix de retrouvées ! ». Et puis, tant qu’à parler de l’amour, autant continuer par le mariage et de se dire, là encore, qu’il est bien paradoxal de mêler ainsi les sentiments, le droit contractuel et le patrimoine, à tel point que le divorce en devient bien souvent un véritable casse-tête. En tout cas, pour le mien, ça a été le cas, et je regrette bien de ne pas avoir eu l’honneur de ne pas demander sa main à certaine personne, pourtant si chère à mon cœur en son temps… Et qui continue de le rester, mais à mon compte en banque, cette fois ! « L’ennemi, c’est le couple ! Quand je vois un couple qui s’embrasse dans la rue, je change de trottoir », affirmait le vieux Léo, toujours enclin à la provocation. Rassurez-vous, car, je suis à peu près sûr que c’est la vision politico-morale du couple marié, vu comme entité économique fondamentale, qui le faisait dégueuler, renvoyant l’homme et la femme à la triste fatalité de la main d’œuvre et de la reproduction, sanctifiée par les églises, les partis, et les marchands de canons. Bien sûr, je vous entends demander ce que je propose en lieu et place, et je vous réponds « rien », car, lorsqu’il n’y a plus rien, il vient cette possibilité d’aller au-delà, d’aller dans le « plus plus rien », et d’inventer un monde neuf, et pourquoi pas « vain », si le cœur vous en dit. Un monde vain, ce serait un endroit où des mots tels que, par exemple, « progrès », « bénéfice » et « propriété » seraient bannis, vidés de leur substance et de leur utilité même, où l’on renverrait le flic, le juge et l’avocat dans les étoiles, à négocier entre eux l’affaire du péché originel ! Gilles Josse