Actualité 

Un sourire de mon ami le Lion (5)

Dieu  lui-même est inconsolable Je n’ai jamais envisagé l’existence sous un autre angle que celui de me laisser pétrir par un sens perfectible de raffinement, dans une suite de jours de grâces, de vieux messieurs et de moins vieux, une sorte de manège où la passion donnée, reçue, a fait de ma vie une longue et câline nuit de Chine. Mes jours se sont écoulés confortablement à l’abri de ce que ma mère appelait « les  pépins ». Mes premières peines de cœur ne m’ayant pas terrassé, c’est sans grand fracas que  je me suis acheminé vers la quarantaine. Mes jours, mes années ont vite passé, à naviguer dans le “ village ”, souvent à  Long Island, plus souvent encore up-state New York, à Rheincliff, chez Victor, un ami  des Kennedy. Les week-ends d’été sur la pelouse, les longues siestes, les amis arrivés dans la  nuit de la City qui  se jetaient dans leurs sacs de couchage pour partager le café du  matin avaient fait de ma vie un cortège d’instants exquis, et, vanité des vanités de moi, un maître de l’art  à la manœuvre. Chaque rencontre ne pouvait être que pour la vie, mais « loving » ne durait que le temps d’un cerisier en fleurs. Même les Dieux de la chose ne m’auraient pas ravi la flamme du charme de ces aubaines, de ce bon et mauvais brasier de jouissances. Affadir mon langage serait un viol manifeste de ces temps délectables, à coups de reins, à coups de râble. Au début je ne me suis pas inquiété, j’en avais trop vu pour faire le con sans protection, puis les sentinelles se sont endormies. Dernières foulées, ultimes empreintes du lion qui s’affaisse. Fin de parcours où les feuilles ne bruissent plus. Pour les animaux comme pour les  hommes, le jour céleste vient de se lever. Le roi meurt dans la lumière naissante, sous les paupières qui viennent de se soulever, un rayon de soleil passe encore. Depuis mille ans, au tamis de leurs angoisses, les hommes appellent leur  mère. Les bêtes aussi. La flèche s’est enfoncée. Elle est là, dans ma chair, plantée au beau milieu de mon corps. Cheanee se souvint du regard de tendresse de la femme noire qui accourait quand  il s’inventait un danger. Il avait besoin de ce regard bienveillant qui faisait de lui la chose la plus  précieuse que cette femme possédait au monde. Avec elle, il se savait en lieu sûr. Il se sentait à nouveau de passage, comme dans le temps de son enfance en Afrique. Cela a commencé avec une première douleur dans l’abdomen et une petite fièvre qui ne me quittait pas. Alors j’ai pensé appendicite, troubles digestifs, des mots qui rassurent. Cette nuit, à une heure du matin, je vomis, à deux heures, je m’agenouille au pied du lit, j’enfouis ma tête dans mes mains, comme au pensionnat de Nairobi. À la place d’une prière, c’est un gémissement qui sort, en même temps qu’une matière nauséabonde s’échappe de mon ventre ballonné. Alors une sale idée s’est fixée comme un implant, mes viscères se sont ajustés à une sensation très nette : quelque chose se mettait en place, enfouie dans un  organisme qui  risquait illico presto de m’être hostile. Pas une mais mille fois j’aurais souhaité être un argonaute sans autre visée que de voir l’autre se tordre fébrilement des ardeurs de nos corps. Début et fin de la séquence érotique, la flèche a saccagé le rêve sensuel. Je ne suis que ma doublure, crevé avant d’avoir commencé, sans pouvoir oublier cette main omniprésente qui me laboure le ventre, je ne perçois de moi qu’un ver agité et enrayé dans ses  élans. Le  matin a été long à venir. Échapper à cet envahissement du mal qui poussait dans ma tête, plié à  terre, les mains plaquées sur le ventre épuisé par la douleur a été ma  première épreuve du mal vu par le petit trou de la lorgnette. Je ne sais plus comment quitter ce corps qui me martyrise qui devient mon ennemi cruel alors que je l’ai traité comme le complice de toutes mes extases. Au premier rayon du  jour, je me jette dans mon  pantalon, mal rasé comme un homeless qui ne s’est pas lavé depuis plusieurs jours. Je me flanque dans un taxi, direction Doctor’s Hospital, quatre-vingt troisième rue, service du Docteur Ephtimious. La dernière  fois que je l’avais vu, c’était pour accompagner Luiz. J’avais cédé à la proposition du docteur, j’avais fait le test et je m’étais empressé de tout oublier. Seul sur ma banquette, une question me plonge dans un malaise terrifiant : dans quel enfer vais-je atterrir ? Enfin, la porte  du cabinet s’ouvre. Les quatre pas qui me séparent du médecin ont quatre-vingt mille périmètres d’angoisses  à transporter dans mes chaussures. Ma tête ne répond à aucune des parades de ce régicide de la maladie du monde actuel,  A.I.D.S. Je crois qu’il va m’ausculter mais il se dirige  vers son bureau  et ouvre  un dossier. A cet instant, je crois encore qu’il va consulter  son agenda. Mon regard est encore  pétri d’effroi mais je pense : s’il  me parle de Luiz, je le  bénis. Hagard, j’entends le docteur Ephtimious me lire le compte-rendu de mes analyses  avec des mots  propres et précis comme lui. L’homme, un grec de petite taille, s’est exprimé dans un français on ne peut plus correct. En d’autres circonstances, je lui aurais demandé comment il avait acquis une telle maîtrise de notre langue. Aujourd’hui je m’en tape. Je pose la main  sur mon ventre. Je lis. Je connais maintenant le dernier cas du péril de ce siècle royalement fourni en aléas en tous genres. Qui s’est jamais cru vulnérable ? Qui peut encaisser une donnée aussi foudroyante sans penser à une fosse où expulser ces quelques spasmes mal placés ? Ce type m’a sonné. Exit. Je me récupère sur le trottoir, comme un paquet de merde à faire fuir tout ce qui bouge avec un cul bien balancé. Je ne fume pas, je ne  bois pas, j’ai ma ligne de jeune homme, je  me suis  laissé mener sur le parvis de la mort  en baisant. Que je veuille ou pas, il faudra plier bagages…fuck…passing  away…avec un si beau temps…inventer tout ce qui pourra m’aider à passer le dernier cap avant de  tout  larguer… Cheanee mettait un  pied devant l’autre, sans savoir où il marchait, tout frémissait autour de lui. Il ne parlait à personne, il parlait seul, trop heureux encore d’entendre sa voix. Comment un jour peut-il être si beau et si menaçant à la fois ? La vue des amandiers en fleurs de la quatre-vingt troisième,  l’air paisible des gens, ça, c’est la main de Dieu. Comment un jour ensoleillé peut-il déraper en glissade mortelle ? Toute la douceur de ce jour printanier redit un art de vie,  accueille une caresse. Serais-je le seul à éprouver cette qualité de l’air qui vient de s’immobiliser sur moi, autour de moi ? Si je l’osais, je demanderais au type qui vient vers moi, à tous ces gens s’ils sentent la qualité exceptionnelle de cette heure en ces lieux. Une insigne singularité qui n’appartiendrait pas seulement à celui qui vient de découvrir qu’il a un compteur coriace dans la tête, avec une bombe en prime dans le bide mais que le jour, de délicatesse en délicatesse, se répartit en petites  parcelles de jouissances. Il se peut bien que j’assiste là au premier matin d’un monde qui se tire sous chacun de mes pas. Cheanee était groggy, il ne pouvait  canaliser son émotion. Il perdit de vue la main  de Dieu et en même  temps le sens de la vision et le sens de la marche en partant à droite et à gauche, il appuya sa tête sur son bras contre le mur et longea dans le noir. Il sentit son corps devenir léger, il se  retrouva à  nouveau  au Doctor’s  Hospital face au  docteur  Ephtimous et ses mots de réconfort. Il était maintenant cinq heures de l’après-midi, sur le trottoir de la quatre-vingt troisième, il avançait pleurant et  trimballant son virus mortel n’ignorant rien de cet implacable gestionnaire de la nature qui savait varier ses modules de dévastation diaboliquement. Cheanee savait ce qu’il  charriait,  accélérant son rythme, il accompagnait de mots de terreur et de ferveur, espérant l’impossible tout en sachant l’irréversible. Il eut cependant comme la  perception d’avoir à ses côtés un compagnon mais cela  disparut instantanément,  comme s’il avait transgressé  un champ inconnu. Marcher autant que je le peux, voir la jolie vie autour de moi,  entendre les gens parler normalement, même avec un grondement volcaniquedans la cage thoracique, arriver au fond  de la question et partir. Dites, faites que je marche, que je fasse le tour de la  terre, que je voie des têtes de gens qui n’ont rien, des gras qui bouffent comme des porcs, avec leur hot-dogs dégoulinant sur leurs lippes dégueulasses, des moches, des tordus qui se foutent de tout. Faites que je leur ressemble, que je crie que vieux mecs et moins vieux, je veux effacer ce manège, tordre le cou à toutes ces frasques, cogner toutes ces équipées, où la passion donnée, reçue, vendue m’a fait avancer de la vie facile à la prison de mon corps dans l’attente d’une petite perte de connaissance. Mon  Dieu, ne m’abandonne  pas, si tu veux, tu peux tout effacer, et peut-être, je pourrais éviter pour quelque temps encore ce que ma mère appelait les pépins. Ce soir, il faudra que je dise à Luiz comment ça s’est passé chez le docteur. Les  nouvelles courent vite mid-town. Les secousses seront rudes. Cheanee avait beaucoup  marché. Il y avait un moment que les amandiers en fleurs avaient disparu avec la 83ème, que Madison était dépassée et il se retrouvait dans Central Park sans trop savoir comment. Flapi, vidé par ce trajet, il se laissa tomber sur le premier banc venu. Planté là, entre les vieux, les nurses, les gosses, les rollers, les joggers, tous les autres, ce paradis perdu auquel il n’avait jamais accordé d’intérêt, un autre  monde. Ils passeront  tous par là, mais personne ne  leur  a fixé une date de sortie. Sur ce banc, je suis en décalage horaire face à ces vieux qui peuvent à peine se redresser, à ces mummies, à ces homeless  heureux.  C’est comme ça que je me vois, anéanti par une vie mi-gagnée mi-perdue, sous les arbres dans un  parc, unique et seul de  mon espèce. Bon Dieu de merde, aide-moi à tout oublier, donne-moi juste un petit temps de mon enfance,  revivre un sourire, me sauver en hurlant de rire. C’est la seule prière que je peux trouver, le reste, j’ai perdu de vue. Oublier les vieux mecs, les jeunes mecs, les petits cons, les jeunes  noirs désirables, trop désirables, toute cette existence vue sous l’angle des culs ténébreux. Quel était ce manège où les petits chevaux sont remplacés par des culs de passions rancies? J’aurai dû mourir au lieu de survivre aux joies de cœur et de cul. Elles auraient dû me terrasser comme dans les romans au lieu de m’acheminer vers ma belle trentaine blonde, engluée dans la consommation d’excitations animales et de spermes empuantis. Je n’arrive pas à trouver une combinaison assez ordurière pour analyser ce qui m’a conduit à ce présent fétide, inoculé de ma pestilence du passé. Cette histoire pue et je vais en crever. Cœur en état d’arythmie, je suis vivant et foutu. Ce mauvais tiraillement ne me lâche pas. Avec maestria, les années ont débordé le corps du jeune homme, l’homme est devenu oublieux, dans sa course, de voir que sa plus belle part avait foutu le camp dans les déjections du  » Village  « , de Christophe Street. Simultanément, les Keys, la Floride ne devenaient évocateurs que de souvenirs d’égarement. Avachi sur son banc, tout raide, comme recousu, ayant mal partout, pesant une tonne il se décida à virer de bord, lui et son infernale horlogerie. Il était tard, il faisait froid, Central Parc se vidait des uns pour se peupler des autres. Il fallait progresser, trouver  refuge. La science aussi était en marche  mais il y  en avait quelques-uns uns qui claquaient en ce moment du coté de Monterey, au Nouveau Mexique, et ailleurs aussi. Cheanee abandonna cette idée ainsi que l’idée de se prêter à la médecine, en toute confiance. Il remit ce projet  aux calendes grecques. En attendant de faire l’objet d’une publication, et satisfaire les esprits chercheurs, il entreprit de marcher jusqu’à Harlem, chez son ami Moise Bran, rattraper au  vol la  barre du trapèze alors qu’il avait déjà a une main dans le vide, essayer de tuer ce putain de stress qui phagocytait tout ce qui lui restait d’énergie, sur un blues express dont Moise avait le secret. Moise est un grand noir, plus âgé que moi d’une dizaine d’années. Je l’ai rencontré un soir sur la piste du « studio 54 », 254 West dans la cinquante quatrième rue, la discothèque où nous nous prenions tous pour Travolta. Je n’avais  pas vingt ans. Je savais  me tortiller, seulement quand Moise dansait, on faisait un cercle autour de lui pour le voir glisser dans son corps d’ébène. Moise et moi sommes devenus amoureux fous du « Studio 54″ puis fous amoureux l’un de l’autre, dans une logique rythmée disco. C’était  la  première fois  que je dansais avec l’amour. Avant de tomber sur Moise je m’étais hasardé avec pas mal de garçons qui bougeaient bien, et on finissait la nuit, soit chez l’un soit chez l’autre soit dans un fond de rue, selon la vivacité de nos sèves. Dans le fracas musical du studio, bombardés de rayons lumineux, personne n’aurait eu l’idée de se parler. Un coup d’œil bien planté au bon moment, un geste bien placé, exit, à nous les grands étourdissements. Passée la porte, nous avons échangé les mots d’usage dans ce type de rencontre ; je découvrais dans sa voix l’avant goût d’une nouvelle passion. Quand nous avons débarqué chez lui, à Harlem, j’étais envoûté. Cette voix charnelle, je ne l’avais entendu que dans les films de mes parents, une voix de velours noir dans les basses, ce qui ne pouvait surprendre dans ce vigoureux physique qui me couvrait de baisers de soie. Nos membres s’étreignaient en syncope : noir. noir. blanc. noir. blanc. Je n’étais plus tout à fait un jeune loup puritain, mais au contact de Moise l’animal avait mué. J’étais embrasé par ce conducteur de métro new-yorkais qui charmait les inconnus underground à chaque entrée de station avec sa voix de forêt vierge. D’ailleurs il pouvait dire ce qu’il voulait, moi, j’entendais toujours Paul Robson. Je redécouvrais dans mes veines la force naturelle de l’Afrique, dans la langue de mon enfance. J’entendais le craquement des tambours monter jusqu’à mon cerveau. Je m’accroupissais comme les joueurs de balafon que je regardais, me laissant aller jusqu’à l’évanouissement. À  trois  blocs, de son building, je ralentis pour regarder derrière moi. Je sais que la cathédrale Saint John the Divine n’est pas loin, à deux ou trois blocs mais c’est  encore loin de me rassurer. L’éclairage de la rue est si faible que je ne vois même pas mon ombre. Seul le bruit de mes pas m’accompagne. Je suis encore plus seul que dans la lumière. La plupart des buildings avaient des façades, elles sont murées, la rue est presque vide Même comme ça, je suis sur mes gardes. Le lobby est encore plus sombre que la rue. Sur les quatre appartements du palier, trois ont leurs portes scellées. Je grimpe les marches à moitié fracassées, butant contre toutes sortes de boîtes et de sacs mous dans le noir. Enfin le quatrième étage reçoit une lueur venant du sky-dom. Shit ! Il y a  des merdes collantes partout ! Je frappe doucement, Moise faisait tout doucement, enfin presque tout. Come in, à entendre son come in, c’est déjà être avec mon ami. Ce qui me surprendra toujours chez Moise,  c’est sa façon de vous accueillir comme si le  coup de fil que vous ne lui avez pas passé lui était parvenu.   Je suis bien moins grand que lui mais aujourd’hui aujourd’hui, ce type est un géant. Il  m’attend et je sais que je peux me jeter dans ses bras et m’abriter au creux du grand arbre. Il est là, la vie a tous les moyens de redistribuer ses temps forts. Moise ouvre ses grands bras de conducteur de machines, sans lâcher un son. On avait parlé de bombe ambulante, timing-bomb, dans Manhattan. Dans la grande pièce où il m’accueille, la vie intense des vieux canapés, des masques africains en bois récoltés un peu partout dans les boutiques de Broadway, une pile de c.d., le poster géant de Bob Marley, tout est naturellement à sa place, tout est généreux , simple, Moise donne. Moise est à l’écoute. Moise se déplace comme l’ombre de Ganymède. Moise, parle-moi, dis-moi que cette saloperie ne va pas transformer mes tripes en un volcan qui va péter au niveau sept sur l’échelle de Richter. Moise, regarde-moi, cette petite gueule d’ange que tu aimes tant, c’est un engin léthal. Moise finit par ouvrir la bouche : « Toi, Cheanee, tu as une source enchantée, tu sais bien comment tu peux lutter, j’en ai  connu peu qui ont cette aptitude au bonheur, c’est ta meilleure arme. » Moise continue sur sa lancée, j’entends maintenant plus que je n’écoute cet agent de  transmission. Sa voix est une grâce, qui me tient lieu de mère, de chants de berceau puis dans un de ces silences qui lui sont propres, à l’arrêt, hiératique, un miroir de paix, il m’offre ses bras et psalmodie. « Moise, on parle d’infections rétro-virales, je ne suis pas venu au monde avec un dispositif de magie antivirale. » Moise se hasarde à faire dériver ce paramètre de panique en une pensée qui m’entraîne à demi-conscient dans un état d’orgasme. Je ne  suis pas complètement déficient, il veut faire lui, mon Moise, à son échelle, ce que les effecteurs immunitaires avaient développé au cours de l’évolution des espèces, par nécessité de lutter contre les micro-organismes. Cela serait sa stratégie intelligente et en tout état de cause, son initiative personnelle. Il envoyait son message au ciel des hommes en peine, sans le besoin de calculs astronomiques, dans un élan d’amour universel. J’affronterai ce combat avec l’énergie ardente de l’artiste fou, fécond de lui-même, jusqu’a la délivrance totale. Bien sûr cette façon de m’exprimer c’était juste afin de contourner le gouffre, de me  faire évader, oui, échapper à cette salissure dans mon ventre, joindre une autre planète, un abri sûr, un truchement que je fabriquais pour échapper à mon malheur. Dans la  seconde même, « Bonheur » fut  radicalement éradiqué de mon langage. Je n’avais certes pas besoin de cette lucidité. Je plongeais dans un puits de méandres hallucinants, le colosse avait saisi le cheminement d’une  faillite de pensées désordonnées. Je  sais. Mais où ce Moise avait-il pêché que se heurter à l’écorce des choses ne conduisait  qu’à une transparence de marécage ? Moise savait que j’accédais  à l’épreuve de la foi, la foi du charbonnier qui maintient la chaleur extérieure de l’athanor sans jamais contempler l’avancement de l’œuvre, dans l’attente patiente des signes démonstratifs indiquant le moment où l’œuf va se briser de lui-même, de l’intérieur. Comme une femme qui se féconde et qui s’accouche elle-même. Moise me  blufferait  toujours. Cheanee continuait à aligner ses cogitations tandis que des paroles différentes  transgressaient mécaniquement sa boite vocale. Une manière de dialogue entre marionnette et pure trouille. Au-delà des murmures de ses pensées, Moise entendait une congestion de paroles éructées en droite ligne du trouble de son ami. À partir de maintenant nous sommes entrés en guerre. C’était une  expression entrée depuis des lustres dans les couloirs de la diplomatie du siècle dernier. Ce mot lui  tordait tout ce qui lui restait dans les entrailles. Amarré plutôt qu’assis dans son unique fauteuil en cuir avachi des années trente, sûrement une récupération de la rue,  as usual à New York, Moise est là, à encaisser le choc. Je le vois, à travers des nuées de mouches blanches, il doit analyser tous ces mots inaudibles que je dégueule. Bien sûr, la tristesse s’installait mais le grand Noir gardait  son masque de douceur. En même temps c’était comme une chaîne qui se décrochait, une portion de responsabilité consumée qui se substituait à l’étape déjà distancée des pressions des reins, d’airain. La stupeur ne se verrouillait pas si facilement, elle était là comme une peste avec ses crochets de fer dans son ventre.   « Merde, Moise, je vais devenir fou. » – Cheanee, je te connais, tu possèdes un jeu de clefs qui peut te tirer de là. » – Mon cul, tu me connais ! » – Ne mélange pas tout, j’aime ton cul, mais je te parle d’autre chose. » – Tu sais aujourd’hui’ hui, on est là à se parler tous les deux, demain, je fais mon entrée dans le mystère de la vie qui se retranche de la vie, à petites touches d’abord. » – Garde l’agenda des morts pour les morts de l’Amazonie. » – Je me fous des types séropositifs de l’Amazonie et qu’est-ce qui te fait penser à ces types-là ? » – Nous savons tous les deux, tous, devrais-je dire que l’événement a pris des  proportions démesurées d’un continent à l’ autre, alors pourquoi oublier les petits  hommes de la forêt vierge ? » Moise était le seul homme de son entourage qui pouvait soutenir Cheanee à cet instant précis de la course. Cheanee ne doutait pas un seul instant du pouvoir de Moise capable de sauver un animal égaré dans la savane. Avec sa voix  » Ol’ Man River  » et sa douceur, Moise appuyait ses mains sur le ventre de son ami en chantant doucement. Cheanee sentit alors une houle de tendresse émaner de ces mains. Enfin, il  pouvait se répandre, chialer comme  un gosse. De ses paumes enrichies, un Moise noir,  héritier d’un chamanisme désappris, entre caresses et regards mouillés avait matérialisé un pacte de fraternité, accouplant en un acte  d’abolition  toutes les incompatibilités qu’aucun décret ne pourrait jamais exprimer. Cheanee eut alors sa révélation, il venait de pénétrer le grand cœur de l’Afrique, cette insaisissable matière de la nuit qui cogne. Le monde noir s’ouvrait enfin à lui, sa savane envahissait son être. Ce Moise-là lui avait  livré  son  acte de renaissance. Les émotions leur avaient creusé l’estomac. Moise baissa un peu le son d’un blues des années quarante et s’absenta pour aller chercher à la grocery du coin ribs, mash potatoes, donuts and coffee. Dans la fraction de seconde suivante, Cheanee avait trouvé la force d’âme de vivre, le courage de trouver toutes les solutions pour se vider de l’infection qui suait du haut en bas de sa chair. Cheanee entrait par petites touches entrecoupées d’épouvante dans le mystère de la vie ajoutée à la vie. Cela, par le fait d’un événement qui prenait des proportions frénétiques d’un continent à l’autre. Dans le bus qui le ramenait chez lui vers la dix-neuvième, au petit matin, au contact des autres, les complices de la vraie et simple vie, des vapeurs se dissipaient, des décisions concrètes s’imposaient. Sa situation n’était comparable à aucun des voyageurs de cet espace roulant vitré avec vue sur ce monde bouillonnant dans lequel il n’était plus acteur mais témoin initié à regarder la vie de l’extérieur. C’était le nouvel ordre que son cerveau lui imposait. Ses fameuses cellules tueuses feraient leur travail, cela était une certitude donc il éviterait de se fatiguer, il soignerait son alimentation, il ferait le nécessaire pour se  préserver du danger ambiant des idées empoisonnées. C’était bien assez décisif et valablement condamnant de nouer une nouvelle relation avec son corps contaminé. En descendant du bus, au coin de la dixième avenue et de la dix-neuvième rue, il lui restait encore trois blocs avant de se retrouver à  son  domicile. Il était  dans un état de lenteur physique et morale. Quelque chose se casait dans sa tête, quelque chose que Moise saurait résoudre, à l’africaine. En attendant, il eut cette déplaisante pensée, il était devenu l’invité de son corps. Un jour ou l’autre il faudrait prendre congé. J’entre dans le lot des perdus, ceux que la vie a ébréchés, si j’avais un chien, il  serait bien le seul à me reconnaître, à savoir que ce seul rôle va me tenir lieu d’existence. Abasourdi de se récupérer dans une nouvelle recette de vie, à pas comptés, à  petites doses, il enregistra que tout devenait petit, petit, petit dans un accablant exil où il lui faudrait  bien s’arranger pour affronter chaque respiration  avec une pensée inspirée par le ciel. C’est le propre des incurables. C’est le pari de l’esclave de ses sens, des plaisirs anarchiques. J’ai vécu les yeux  fermés comme sur mes photos,  je les ouvre quand les jeux sont faits. Brusquement, il eut envie d’aller se jeter dans les bras de sa mère.

Vous pourriez aimer lire: