A erreur, erreur et demi ?
On ne présente pas Michel Rocard ; Pierre Larrouturou, quant à lui, est ingénieur agronome et membre du bureau national du PS. Il y a deux parties bien distinctes dans ce livre. La première – de loin la plus valable – est une analyse de la crise actuelle. Elle commence par une séquence de politique-fiction : nous sommes en 2017 et la troisième guerre mondiale vient d’être déclarée. La Chine a envahi Taiwan, et les Etats-Unis ont riposté. Commentaire du Soir de Bruxelles : « début 2012, au moment où la bulle immobilière explosait en Chine et provoquait une forte augmentation du chômage, le gouvernement avait publiquement annoncé qu’il allait doubler son budget militaire ». Morale de cette fiction : de même que la crise de 1929 a débouché, dix plus tard, sur un conflit armé qui a sorti le monde du marasme économique ; de même la dépression que nous connaissons aujourd’hui, qui a débuté en 2008, et qui proportionnellement est beaucoup plus grave et plus profonde que la précédente, pourrait aboutir au même résultat funeste si rien n’est fait. Le diagnostic du docteur Rocard, en vérité, est sombre : nous ne sortons pas de la crise, nous venons à peine d’y rentrer. La déflation qui déferle sur l’Europe et qui se voit dramatiquement aggravée par les politiques de restrictions budgétaires suivies par tous les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, cette déflation va s’étendre au reste du monde : « si nous ne changeons pas très vite de politiques, l’Europe risque d’être bientôt déstabilisée par ce qui se prépare chez nos deux grands partenaires : les Etats-Unis et la Chine ». L’Europe étant d’ores et déjà en récession, la – faible ! – croissance mondiale provient, en effet, essentiellement de la Chine, et, dans une moindre mesure, des Etats-Unis. Si ces deux locomotives viennent à faire défaut, c’est le « global collapse », l’effondrement généralisé. Or la judicieuse politique, sinon de relance du moins de soutien à la consommation, suivie par Obama (et qui tourne le dos à ce qui se pratique en Europe), pourrait ne pas résister à l’énormité de la dette américaine (365% du PIB !), ce que Rocard appelle l’« ultime krach » : « les Etats-Unis n’arrivent plus à financer leur dette. Ils ne trouvent plus d’acheteurs pour leurs bons du trésor. C’est le “Treasury Bond Crash” : on entre alors dans une époque que nul n’arrive à imaginer ». De son côté, l’économie chinoise s’essouffle. « La bulle immobilière éclate au grand jour. Depuis l’été 2011, le gouvernement chinois censurait les prix de l’immobilier. Or ceux-ci chutent. Le problème est devenu tellement visible (des milliers de Chinois sont ruinés car ils se sont endettés pour acheter des appartements avant que les prix ne s’effondrent et des centaines de milliers d’ouvriers du bâtiment sont au chômage) que le gouvernement est obligé de dire enfin la vérité ». Pourquoi en est-on arrivé là ? demande Rocard. Pour lui, l’origine de l’actuelle déflation se situe bien en amont de la crise des subprimes. « C’est à partir de l’arrivée de Ronald Reagan que la dette augmente. Les libéraux baissent les impôts sur les plus riches, ce qui favorise la dette publique. Mais c’est surtout la dette privée qui augmente, parce que la dérégulation et la précarité du marché du travail amènent progressivement à une baisse de la part des salaires dans le PIB et qu’un nombre croissant de ménages américains sont obligés de s’endetter pour maintenir leur pouvoir d’achat ». Alors s’enclenche le cercle – très vicieux ! – et déflationniste de l’économie de l’offre : produire toujours moins cher, avec des taux d’intérêt toujours plus bas, pour que les ménages, dont les salaires sont gelés, puissent malgré tout continuer à acheter grâce à l’endettement. C’est ce qu’un prix Nobel d’économie, Paul Krugman, nomme « the self defeating austerity » : « une austérité, dit Rocard, dont l’objectif est de diminuer les déficits, mais qui cause sa propre défaite, son propre échec, car elle aggrave la récession et creuse encore les déficits… » Le problème une fois posé, demeure une question, lancinante : que faire ? Les résultats – calamiteux ! – des politiques dites de l’offre n’ont plus à être démontrés. Quid de l’antithèse de ces politiques, fondée, elle, non plus sur l’offre, mais sur la demande ? Rocard lui fait justice à partir de l’exemple du Japon : le keynésianisme forcené des différents gouvernements japonais s’est soldé par un échec : « le Japon tombait dans une trappe dont il ne pouvait plus sortir. La croissance du japon n’est que de 0,7% en moyenne. Même en lançant des plans de relance pharaoniques (avec un déficit de 6,6% du PIB en moyenne), même en investissant au maximum dans la recherche (3,3% du PIB en moyenne), même en mettant ses taux d’intérêt à 0 pour favoriser l’investissement, le Japon n’a que 0,7% de croissance en moyenne depuis vingt ans ». Ni néo-libéralisme, ni keynésianisme donc. Que préconise alors le docteur Rocard ? C’est ici que le livre se révèle décevant ; car la panoplie de mesures qu’il évoque sont, soit déjà en vigueur, comme la BPI (banque publique d’investissements), soit des lieux communs auxquels tout le monde se rallie (lutte contre le dumping social et les paradis fiscaux)… Reste LA solution phare du rocardisme, vieux cheval de bataille de la CFDT, la réduction du temps de travail. « La semaine de 4 jours, ça marche ! écrit-il, tout joyeux, il faut passer aux 32 heures, sans étapes intermédiaires (…) 400 entreprises sont déjà passées à 4 jours. Il n’y a aucune baisse de revenu au-dessous de 1500 euros net. Au-dessus, c’est à négocier ». L’idée de réduire le chômage avec une croissance 0, voire négative (car tel est bien ce que Rocard a en tête) est sympathique, mais elle se heurte à un obstacle financier : sans une diminution parallèle des salaires (inacceptable socialement), pareille politique n’est pas viable, ses coûts devenant exorbitants tant pour l’état que pour les entreprises. Plus profondément, à la base de cette notion, se trouve un malthusianisme évident : le volume de richesses demeurant inchangé, on se borne à répartir moins injustement la pénurie… Exemplaire dans son analyse, Rocard ne convainc guère de la validité des remèdes qu’il propose. Le monde est malheureusement engagé dans un dilemme que les anglo-saxons nomment « double bind » : ou bien on pratique une relance de la consommation, et alors l’endettement public devient intenable ; ou bien on réduit la dette en contractant ladite consommation, et alors la déflation qui s’ensuit plonge les économies dans la récession. Charybde ou Scylla ? La gauche n’a sans doute plus droit à l’erreur. Mais la maxime vaut également pour Michel Rocard. A erreur, erreur et demi ?