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Célébrations estivales (3) – Variations

    Les légendes font partie de l’histoire de la musique. Celle du petit Goldberg de treize ans jouant les variations écrites par son professeur Jean-Sébastien Bach pour endormir l’insomniaque Comte Keyserling est trop belle pour que l’on y renonce. Depuis que Glenn Gould les a enregistrées une première fois en 1955 au piano, les Variations Goldberg ont été gravées soixante-deux fois par des clavecinistes et des pianistes dont trois fois par le même Glenn Gould. Sur la ravissante berceuse de l’Aria initiale que l’on retrouve en conclusion, Bach a composé trente variations qui, dès la première, sont plus de nature à réveiller l’auditeur qu’à l’endormir. Suit un feu d’artifice musical dont l’enchaînement est aussi varié que cohérent. Pourtant, la plupart de ces courtes pièces sont mélodiquement et rythmiquement si éloignées de l’aria qu’on a peine à reconnaître la proposition initiale. Les successeurs du cantor se souviendront de la leçon. Lorsque je faisais mon service militaire dans une ville froide de l’est en l’hiver 1969, j’occupais les longues corvées solitaires telles que le nettoyage des pavés de la cour (ou d’autres lieux dont, instruit par Marcel Duchamp, j’admirais l’alignement d’œuvres d’art qu’ils offraient), en appliquant la méthode Goldberg : je me proposais à moi-même une aria simple, évidemment moins subtile que celle de Bach, et à chaque station de mon chemin de croix, je devais me chanter ou me siffler une variation différente sur ce thème. Il fallait évidemment conclure en retrouvant la chansonnette du début si je ne l’avais pas oubliée entre temps. À ce jeu et à celui qui consistait à lire ostensiblement au réfectoire la partition de poche de  l’Art de la Fugue (je suis incapable de déchiffrer plus de deux mesures) et à diverses autres fantaisies de même farine qui me firent vite passer pour gravement dérangé, je dus d’être réformé à la fin de mes classes, hélas sans pension. On comprendra que j’aie gardé une dilection particulière pour les variations. Mais il faut observer que peu de musiciens procèdent de la même façon que nous. Au lieu que mon illustre devancier Jean-Sébastien et moi, nous nous proposions des thèmes originaux, la plupart de nos confrères brodent des variations sur des airs dont ils ne sont pas l’auteur. Mozart s’est souvent amusé à paraphraser la musique de ses prédécesseurs ; les plus connues de ses variations sont celles sur  Ah vous dirai-je Maman . Mais il en a composé de nombreuses autres qui accumulent les pires difficultés pianistiques avec une grâce trompeuse. Le jeu consiste le plus souvent à se saisir d’un air à la mode, pris, par exemple, dans un opéra d’un concurrent, et après l’avoir exposé assez platement comme pour mieux en souligner la médiocrité, de se lancer dans de brillantes « improvisations » autour de ce thème, l’ornant de mille fioritures, le tordant dans tous les sens, le déformant, le ralentissant, l’accélérant, l’amplifiant, le magnifiant à l’envi. Qu’il s’agisse pour le compositeur de faire montre d’une habileté supérieure à celle de l’auteur de la mélodie d’origine ou, au contraire de rendre hommage à l’art d’un maître admiré, c’est toujours la musique elle-même qui est remise en cause. En effet, qu’est-ce qu’une variation sinon la façon d’écrire autrement une proposition musicale, d’en modifier la ligne mélodique, le rythme, la tonalité, souvent l’instrumentation ? Autrement dit, de prétendre que la musique est une entité abstraite, mystérieuse qui peut prendre de multiples formes tout en restant identifiable à une donnée dont un compositeur s’est saisi de cette façon, comme il aurait pu lui donner, lui aussi, une autre forme, la faire éclore dans le monde sonore sous une autre de ses multiples potentialités. Beethoven était un maître incontesté de cet art. Sur une pauvre petite valse de Diabelli, il a composé trente-trois variations éblouissantes avec l’évidente intention de démontrer qu’avec un matériau de base sommaire on peut construire une œuvre monumentale. Il a également soumis à cet exercice des thèmes issus de son propre catalogue (magnifiques  Variations Eroïca ) ou des hymnes tels que le  Rule Britannia ou le  God Save the King ainsi que des airs d’opéras de Paisiello, de Salieri et de plusieurs autres confrères aujourd’hui oubliés. Il composa également des variations pour piano, violon et violoncelle sur un air à la mode tiré d’un opéra d’un certain Wenzel Müller dites  Variations Kakadu . Connaissant la puissance démiurgique du maître, on peut supposer que ce ne furent là, pour lui, que des bagatelles. Mais autant de chefs-d’œuvre tout de même. Chopin à son tour composa ses célèbres variations sur l’air  La ci darem la mano du  Don Giovanni de Mozart dont l’ébouriffante virtuosité pianistique place cette partition hors du temps en dépit d’une orchestration pesamment romantique. Moins connue, l’unique variation méditative dont il métamorphose l’air des  Puritains de Bellini qui devait par ailleurs devenir une marche militaire française. Mais ne pourrait-on pas prétendre à bon droit que des cycles comme les  Nocturnes , voire les  Valses ou même les Mazurkas sont autant de variations sur un thème absent, sur l’approche d’un concept musical immanent mais ineffable ? Cette audacieuse suggestion se heurte évidemment au fait que ces cycles se présentent comme tels a posteriori mais n’ont pas été composés dans le but de former un tout cohérent. Mais toute la musique de Chopin n’est-elle pas une seule longue méditation sur une absence et un ailleurs à jamais perdus ? Brahms s’empara d’un thème de Haydn qu’il traita à l’orchestre ou pour deux pianos, d’un air de Haendel pour lequel il écrivit vingt-cinq variations et une fugue pour le clavier, de plusieurs thèmes empruntés à son ami Schumann et il composa même des variations sur son propre sextuor. Paganini lui inspira encore deux séries de variations de même que les études du diabolique violoniste devaient être reprises et commentées plus tard dans la belle  Rhapsodie sur un thème de Paganini pour piano et orchestre de Rachmaninov. Paganini qui lui-même avait composé de redoutables variations sur l’air  Di tanti palpiti du Tancrède de Rossini. On n’en finirait pas de citer les innombrables variations qui jalonnent l’histoire de la musique comme une chaîne reliant les musiciens entre eux. Le prolixe Liszt rend hommage, entre autres, à Berlioz, à Beethoven, à Schubert, à Bach… Qu’il appelle ses compositions des paraphrases, des fantaisies ou des variations, il s’agit toujours de traiter à sa façon un thème qu’il a aimé chez ses maîtres ou ses amis. Si le piano est l’instrument de prédilection des variations, il en existe pour tous les pupitres dont elles mettent en valeur les possibilités expressives ou virtuoses. Ainsi Tchaïkovski composa ses  Variations sur un Thème Rococo que tout violoncelliste digne de ce nom inscrit à son répertoire. Il faut entendre le grand David Oïstrakh interpréter les charmantes variations pour violon sur  La bergère Célimène de Mozart, ou Gidon Kremer jouer les variations de Beethoven sur  Se vuol ballare des  Noces de Figaro de Mozart. Benjamin Britten a offert ses  Temporal Variations au hautbois. Les clarinettistes trouvent dans le deuxième mouvement du  Concertino de Weber des variations brillantes qui nous font peut-être percevoir la parenté entre cet exercice et l’écriture de certains airs d’opéra mieux encore que les variations dont le thème est emprunté justement à des œuvres lyriques. Comme dans les cavatines, une mélodie simple est exposée avant d’être reprise et amplifiée. Mais c’est sans doute à la cabalette que l’art concertant de Weber s’apparente le plus si on prend ce type d’aria dans son acception la plus courante d’air dont l’exposition orchestrale et la première partie sont écrites par le compositeur et dont la reprise est confiée à la virtuosité de l’interprète qui est libre de l’orner selon son goût et ses possibilités vocales. Mais revenons un instant sur cet art de Beethoven consistant à magnifier de modestes musiques populaires ou à développer certains de ses propres thèmes. Ce n’est, bien sûr, qu’un aspect marginal de son prodigieux génie qui lui a permis de révéler au monde sous une forme inouïe et destinée à rester indéfiniment novatrice, des richesses musicales auxquelles lui seul avait accès. Sa surdité n’est pas seulement un paradoxe pathétique mais la preuve que son accès au grand mystère de la musique n’était pas d’abord, voire pas du tout une affaire d’oreille. Totalement sourd, Beethoven n’est plus capable de jouer ses concertos ou ses sonates, mais ses compositions n’en sont nullement altérées puisqu’il ne cesse de progresser dans un art de plus en plus sublime. Le parallèle avec la quasi cécité du vieux Monnet nous éclaire en ceci que les derniers tableaux de Monnet sont affectés par cette déficience du regard : les couleurs ne sont plus les mêmes, la touche est modifiée au profit d’une ultime manière, étonnante, magnifique certes, de rendre compte du réel mais que le vieux peintre n’aurait sans doute pas imaginée, ni peut-être approuvée, s’il avait gardé toutes ses facultés visuelles. Beethoven ne rend pas compte du réel. La musique n’est pas une expression du réel, n’en déplaise aux musiciens à programme. Et la musique n’est pas uniquement une affaire d’ouïe. Elle ne traduit pas le chant des petits oiseaux, en donnerait-elle l’illusion, pas plus chez Haydn que chez Messiaen. Elle ne traduit pas davantage des images visuelles, pas plus celle d’une  Cathédrale engloutie , que celle d’un  Apprenti sorcier sous les traits de Mickey. La musique est un mystère, un mystère auquel les musiciens ont un accès personnel qui permet aux meilleurs de donner corps à une abstraction de façon à la rendre accessible à nos sens. Wagner pose la partition d’orchestre de Tannhäuser sur le pupitre du piano du jeune Camille Saint-Saëns. Le futur compositeur de  Samson et Dalila , âgé de quatorze ans la déchiffre et la réduit à vue pour le clavier. Le prodige n’est pas moins grand quand un Art Tatum ou un Thelonious Monk font naître des mélodies et des sonorités inouïes à partir, non pas d’une partition d’orchestre, mais de… rien ! Il faut donc croire que la musique, cette énigme (au fait : et les somptueuses  Variations Enigma d’Elgar !) dont on n’a pas fini de chercher à décrypter les arcanes, ce mystère dont les variations illustrent les kaléidoscopiques et facétieuses potentialités, est en chacun de nous, latent ou exigeant sa ration de bonheur quotidien, un mystère sur lequel les compositeurs et leurs interprètes lèvent prudemment le voile. Prudemment mais, Dieu merci, jamais complètement.   Bernard Péchon

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