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En roue libre

  La semaine dernière, ou celle d’avant je ne sais plus bien, le temps qui ne veut pas faire de pause brouille un peu mes repères, j’ai travaillé deux jours sur le toit d’un supermarché. C’est amusant on croise un tas de gens de connaissance qui ne vous voient pas alors qu’on est à quelques mètres d’eux. C’est qu’ils ne sont pas nombreux à circuler le  nez en l’air. Ils sont, j’en ai fait l’observation grâce à ma position panoramique, au moins un sur deux occupés à consulter leurs téléphones portables. En règle générale, ils viennent de faire un parcours en auto, par exemple de leur lieu de travail jusque là, qui les a empêché pendant dix minutes ou même une demi heure de vérifier l’état de leurs affaires et de leurs amours, lesquelles demandent à être suivies en temps réel si l’on veut être le trader de sa propre aventure. On ne rencontre pas souvent d’enquêteurs de l’Ifop ou de sociologues sur les toits des supermarchés. Ils collecteraient pourtant en peu de temps des informations utiles pour la bonne marche du commerce dont nous savons combien elle est nécessaire  pour fournir à chacun un emploi et aux ménages un moral d’acier. Obtenir un point de croissance, que d’aucun nous avait promis d’aller chercher avec ses dents, exige d’augmenter l’agitation, d’imprimer à la fourmilière humaine une cadence plus soutenue. Or qu’est ce qui peut faire presser le pas sinon un avantage immédiatement accessible ? Les téléphones portables dont la consultation fait lambiner jusqu’aux caisses, seraient un moyen d’augmenter les cadences d’achats. La géolocalisation permettra de repérer dés le parking ou même un peu avant le client qui s’approche et, puisqu’il consulte son appareil en allant chercher son caddie, de lui faire des propositions du genre : si dans cinq minutes vous êtes au rayon poisson, la troisième sardine est gratuite. Propositions faites par un robot gavé de connaissances et d’intelligence artificielle, qui analysera (c’est l’affaire d’une poignée de nanosecondes) les trente derniers mois de vos achats, votre comportement lors de ses précédentes offres, vous guidera en fonction de vos goûts, vous fera des offres proportionnelles au chiffre d’affaire réalisé avec vous. Après avoir scanné les mails que vous aurez passés dans la journée, il vous offrira quelque chose en accord avec votre humeur. Il ne pourra pas lire les mails – grâce à la vigilance de la CNIL – mais seulement en saisir par un moyen  vous garantissant une absolue confidentialité, votre état mental et vous diriger vers des aliments qui le conforteront s’il est positif, le corrigeront s’il est négatif. Entre temps, un ou deux fadas se seront fait exploser dans la queue derrière les caisses et pour votre sécurité, la machine devra savoir qui vous êtes avant de vous laisser pénétrer dans le supermarché. Pour votre sécurité vous devrez obligatoirement avoir sur vous un téléphone localisable, ce que jamais aucun dictateur n’aurait pu imposer s’il l’avait fourni gratuitement aux citoyens. Avec le marché c’est différent, on paye pour se faire installer un mouchard, c’est un choix, un acte de liberté. Preuve en est que presque tout le monde en est équipé. Que le sociologue descende de son toit et interviewe de manière un peu serrée les détenteurs de ces objets qui font rayonner les doigts sur le monde, ils conviendront pour la plupart que la somme des inconvénients est très supérieure à celle des avantages mais qu’il faut bien «vivre avec son temps». Voyez comme les idées courent et comme le travail avance ! S’il n’avait pas fait si frisquet, cette méditation m’aurait conduit à me déguiser en penseur, à faire du Rodin sur le bord du toit, ce qui est tout de même plus artistique que de faire du rotin sur le bord du doigt. En rentrant chez moi, encore endolori par un spectacle auquel je ne peux m’habituer, le téléphone sonnait. C’était un robot d’EDF qui me disait que je n’avais pas payé ma facture. C’était faux mais je ne pouvais pas le dire, je pouvais juste appuyer sur le 1 pour ceci et le 2 pour cela, m’entendre dire qu’au prochain rappel on me couperait le courant et m’entendre conseiller le prélèvement automatique pour être tranquille. Nous étions le 8, l’échéance de la facture était au 5. Sûr qu’il faut vivre avec son temps mais est ce qu’on peut m’empêcher d’assister avec rage a cette immixtion de mécanique informatique partout entre les hommes ? Est-ce que je délire si je pense qu’un citoyen normalement constitué, membre d’une société humaine, d’une société de droit, doit se retenir d’aller balancer un pavé dans la vitrine de la boutique EDF mais devrait aussi pouvoir porter devant la justice ces infâmes procédés de domestication, plus que de domestication car on ne demande pas à une vache de renoncer à être une vache.

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