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Expatriation, Art, et Esprit

Debout au bord de l’autoroute, je tenais un panneau indiquant « Londres ». Il faisait froid en ce début de printemps, et je faisais du stop depuis Newcastle. J’avais dix-neuf ans en cette année dix neuf cent soixante quatre. Dans un pub, ce soir-là, un canadien m’avait dit : « tu sais, quand c’est parti, ça s’arrête jamais ». Il avait raison et je le savais déjà à l’époque. S’expatrier est inéluctable pour certaines personnes. Les gens qui s’expatrient longtemps du fait de leur profession passent par différents stades : il y a l’excitation d’être dans un endroit nouveau, puis de la déception quand on découvre ce qui y est moins bien, puis l’habitude qui s’installe à ce qui est bien et moins bien. Après, à un moment donné, ils rentrent à la maison. Et que se passe-t-il ? La plupart renouent avec leur communauté, d’autres ont beaucoup de mal à se réadapter Nous avons tous entendu parler de « racines », et de la part d’intime qu’elles évoquent en chacun de nous. A l’époque, à dix-neuf ans, je tirais sur ces racines, et même si à cette époque, elles n’étaient pas arrachées, les liens ne sont jamais revenus à leur condition initiale. La fièvre du changement est le propre de l’expatrié. Sinon, qu’est ce qui expliquerait qu’une personne parte pour un lieu étrange, sans connaissances là-bas, et sans même connaître la langue ou la culture locale ? Cette envie de changement a fait partir Leif Erikson, Christophe Colomb et plein d’autres vers l’inconnu. C’est un trait du caractère humain : chercher à savoir ce qu’il y a de l’autre côté de la montagne. Pour certains c’est un besoin vital. Je n’aime pas particulièrement voyager, le tourisme ne m’a jamais intéressé. Pourtant j’ai vécu aux quatre coins du monde, et je m’installe en ce moment en Indonésie. Je suis rentré chez moi dans le nord-est des Etats Unis un nombre de fois incalculable, mais à chaque de fois je suis reparti. Pas parce que je n’aime pas chez moi, mais parce que toutes mes expériences à l’étranger résonnaient dans mon cœur. Ce désir d’action était plus fort que moi. C’est juste plus intéressant « autre part » peu importe où c’est. Quelqu’un à la maison a dit une fois : « J’irai jamais m’installer dans un endroit où je ne connais personne ». L’expatrié sait qu’il y a des gens bien partout, et qui vous attendent pour devenir vos  amis. Il ne s’agit pas bien sûr d’amis intimes, qui nous sont si chers, mais d’amitiés intéressantes qui pourraient se développer, si seulement vous restiez plus longtemps. La question reste ouverte pour vous et pour eux. Le problème c’est qu’à force de négliger vos « racines », elles dépérissent et meurent. Vous finissez par vous retrouver tout seul. A la maison, les gens sont rassemblés un peu comme devant la chaleur d’un feu, et vous êtes un peu comme le loup, qui fait la ronde autour dans les bois, en espérant se rapprocher. Vous êtes différent et tout le monde le sait. Quand vous êtes avec eux, ils parlent de leur vie de tous les jours et ne sont pas forcément intéressés par vos histoires à l’étranger. Pourquoi ? Parce que vos histoires n’ont rien à voir avec leur vie de tous les jours. La solitude est une composante de l’expatrié et aussi de l’artiste. Mon départ de chez moi avait deux raisons premières : je voulais me découvrir, et je voulais savoir comment j’allais réagir à la découverte du monde. Ce sont deux éléments-clé dans la personnalité d’un artiste, son esprit et son caractère. Quand vous êtes chez vous, avec ceux que vous connaissez depuis toujours, et avec le fardeau de leurs attentes, même mineures, vous êtes dans une boite. L’artiste veut sortir de la boîte. Au début, je ne savais quel type d’artiste je voulais être, ni vraiment ce qu’être artiste signifiait. J’avais l’envie de le devenir et quelques idées. Je me suis dit que ce serait pas mal d’être un écrivain, et qu’un écrivain avait besoin d’un sujet sur lequel écrire. Ce que je ne savais pas à l’époque, c’est que j’avais plein de matière disponible pour écrire en restant là où j’étais, et que mes déplacements perpétuels allaient devenir une distraction pour mon écriture. Ce que je ne comprenais pas dans ma jeunesse, je l’ai compris avec l’âge. Devenir un artiste est une évolution par étapes. Devenir un expatrié est aussi une évolution par étapes ; c’est assez similaire en fait. On peut distinguer deux types d’expatriés : l’expatrié pour le travail, qui pense toujours à son chez soi, et celui qui ne veut pas rentrer, le sait, et l’accepte comme un fait. Tout comme on peut distinguer ceux pour qui l’art est un hobby, et ceux qui vont construire leur vie autour et en faire leur priorité. Récemment un ami, qui est écrivain et peintre comme moi, a publié un nouvel ouvrage. Il écrit d’excellents livres qui ont du mal à trouver leur public : c’est la difficulté du métier d’artiste. Dans ce livre, il tente d’éloigner les aspirants artistes de ce chemin de croix, en leur conseillant de faire des études dans un domaine porteur, afin de pouvoir envisager un travail dans ce domaine. Lorsque j’étais jeune, j’aurais vu ce conseil comme un dévoiement de l’idéal de l’artiste. Avec l’âge, son propos m’est devenu plus sympathique. La vie d’artiste est difficile, ses gratifications côtoient la pauvreté et la solitude, deux puissantes ennemies. L’expatriation est déchirante, pour les amis que vous quittez pour la troisième ou quatrième fois, des amis qui ont besoin de votre soutien, votre compagnie, de vos conseils et de plein d’autres choses. Votre inconstance finit par les fatiguer ; ils finissent par vous tourner le dos. Peut-on les blâmer ? C’est le dur prix à payer pour les expériences de l’expatrié, et l’épanouissement de la vie d’un artiste. Pour moi, la question ne s’est jamais vraiment posée, je suis sûr que c’est le cas aussi pour d’autres. J’ai connu une enfance privilégiée, avec un luxe qui m’a ennuyé, puis m’a fait suffoquer. Je ne suis pas matérialiste. Si la pauvreté est difficile au jour le jour, elle me fait apprécier ce que j’ai, plus qu’avant. Ces vies, celle d’artiste ou d’expatrié, se situent au-delà de la boite métaphorique dans laquelle vivent la plupart d’entre nous. Elles visent vers une direction spirituelle, vers des buts spirituels, et font partie finalement de ce chemin spirituel. Pour s’accepter en tant qu’artiste, en tant que citoyen du monde, cela requiert acceptation, abandon et profonde respiration. Comment on se sent quand on n’a plus de soutiens, que plus personne ne veut de vos peintures, que vos amis disparaissent et que vous vivez dans une contrée éloignée ? Sur quoi vous appuyez-vous ? Sur l’humilité, le dévouement, et la confiance, que vous le vouliez ou pas. Et si vous refusez d’avoir confiance ou ne pouvez pas ? C’est la panique, la peur, la terreur. Avoir confiance mais en quoi ? C’est quelque chose que vous devrez découvrir tout seul. Carl Sagan disait en se référant au petit point bleu que représente notre planète vue du ciel : « Tous les saints et pêcheurs qui ont vécu l’ont fait sur cette boule de sable irradiée par la lumière du soleil ». Carl Sagan n’était pas particulièrement religieux, mais sa théorie de la création, de notre planète, de nos vies est pleine d’humilité et d’admiration. Ernest Hemingway, dans son bref discours de lauréat du prix Nobel, disait, au sujet de l’écrivain : « car il fait son travail seul et si c’est un assez bon écrivain, il doit faire face à l’éternité, ou l’absence de celle-ci, chaque jour ».

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