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Les chaussures d’été

Elle aimait s’acheter des choses d’avance, uniquement parce qu’elles lui plaisaient, sans être immédiatement utiles. Une soupière en étain par exemple à mettre sur une table qu’elle n’avait pas encore, table découverte seulement des années plus tard, chez un antiquaire Ou acheter un terrain alors qu’on avait pas encore de quoi construire une maison dessus. C’était sa manière de jouer avec le temps, sinon de l’apprivoiser. Avec les chaussures, c’était très risqué. Elle le savait. On était en plein été austral, à Rio. Ce voyage, elle le projetait depuis longtemps, et toujours remis à cause des enfants, parfois pour des motifs déraisonnables. Elle savait, cette fois-ci, qu’elle ne pouvait plus y surseoir. Le compte à rebours, disait-elle en riant comme pour conjurer le sort, est déjà enclenché. Plus il avançait, plus son humour semblait terriblement dérisoire. Depuis six mois l’irrémédiable était connu. Peut-être au bout ce voyage, ajouta-t-elle en me regardant intensément. Devant nous, une vitrine offrait d’élégantes chaussures d’été. Celles-là pour l’été prochain, qu’en penses-tu ? Elle essaya plusieurs paires, aussi belles les unes que les autres. Je les prends toutes, elles sont si différentes de ce qu’on trouve chez nous. Elle gardait aux pieds la dernière paire essayée. Comment tu les trouves ? Elle souriait de son extravagance. Me revint en mémoire ce concours de beauté qu’elle m’avait raconté. C’était un concours de beauté des pieds à l’Ecole vétérinaire, qu’elle avait remporté. Les concurrentes s’exhibaient derrière un paravent qui masquait tout, à part leurs pieds nus. Elles devaient montrer ce qu’elles savaient faire de leurs pieds sous l’inspiration délivrée par un saxophone, qui jouait si bien The man I love qu’on se demandait si on n’avait pas affaire à un musicien professionnel. Conduits par la mélodie, les pieds se promenaient, glissant langoureusement devant un aréopage d’étudiants sérieux comme un jury de concours du Conservatoire, quoique hilares par moments à cause de leur pouvoir en ce jour de bizutage. Ils n’avaient pas tort de te couronner, ma chérie. Pas même vernis ces pieds, que certaines ont dit de moi, je m’en souviens. Avant de sortir de la boutique elle s’attardait devant la glace comme pour répéter en vue d’un défilé de mode. C’est vrai que ces sandales lui allaient à ravir, d’autant que là son vernis écarlate faisait merveille. Dans la rue, je me mis à fredonner l’air du concours. Elle vint tout sourire se blottir contre moi. Malgré le grand sac que je portais, je la pris dans mes bras, tout en continuant à fredonner. Nous ébauchons ensuite un pas de danse. Les passants nous évitaient pendant que nous poursuivions notre route sans beaucoup faire attention à eux. La longue piste de danse se terminait au niveau d’un feu rouge. Nous n’avions pas osé continuer sur le passage clouté, intimidés que nous étions par les voitures arrêtées qui nous observaient. L’ayant franchi, nous avions repris comme dans un rêve jusqu’à notre hôtel. Elle ne quittait plus ces sandales, même lors des soirées pluvieuses de notre séjour. Je la vois encore courir, pieds bien mouillés, évitant comme elle pouvait les flaques d’eau. Les sandales paraissaient alors plus belles encore, moulant ses pieds et faisant prodigieusement corps avec eux. Les lumières éclataient sous la course comme si elle courait hors du temps, accompagnée d’étoiles filantes. Elle gardait en réserve dans leur boîte les deux autres paires pour notre prochain été à nous, au retour. Elles étaient déposées bien en vue sur la commode de la chambre. Souvent elle les sortait pour les contempler, le regard éperdu dans un lointain mystérieux. Je m’attendais à des larmes, mais rien ne venait sur son visage serein. Le temps semblait de nouveau apprivoisé. L’air du concours me revenait, et je me remettais à le fredonner. Il me faisait du bien, mais mal aussi. Elle me fixait alors avec attendrissement. J’aimerais que tu t’en souviennes. Toujours ! Jean Le Mosellan

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