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Reflets des Arts – Départ en thèse –

Avec « Reflets des Arts », j’ai pris l’habitude de présenter succinctement un artiste, un genre, un style, un thème, une école ou un mouvement, une œuvre… J’ai voulu, tout aussi succinctement, écrire cette semaine un reflet vraiment personnel, résultat de mon prisme critique, et qui sera l’exception pour cette chronique. Ma vision de l’art, qui n’est pas nouvelle et que je partage avec quelques autres, n’est pas des plus abordables ; et je préfère prévenir certains lecteurs qui pourraient n’en cerner clairement que quelques assertions. Autant j’ai toujours, par cette chronique, tenté la vulgarisation rigoureuse, autant pour ce qui est de mes propres interprétations, je ne puis rien faire d’autre que d’user de mon style et d’une forme d’examen qui jamais n’a fait de concessions aux malheureuses simplicités et désolants raccourcis dont sont gavés mes contemporains par l’entonnoir médiatique et la perfusion marchande. Proposition  : L’origine de l’esthétique, au sens où elle a été définie au milieu du XVIIIe siècle par Baumgarten, à savoir « la science de la connaissance sensible », apparaît avec les notions d’absence et de disparition : rendre sensibles, par l’apparition d’une œuvre, des éléments enfouis ou perdus, donc passés, qui seraient assemblés en contradiction avec la simple surface de leur existence afin de les extraire de leur fondement historique et les mettre en diffraction avec l’époque à laquelle ils sont installés en tant que productions artistiques. Cette définition est classique en philosophie ; la pratique du pinceau, de la flûte ou du burin, dans les conditions existantes de la société contemporaine, en démontre les limites que l’on percute rapidement, parfois avec grande violence. L’œuvre d’art, qui a disparu depuis environ cinquante ans, ne peut que renaître sous la forme d’expériences permanentes, nécessairement temporaires – sans les différents supports connus et exploités jusque là –, appliquées par, pour et à l’être entier, l’homme en situation construite, débarrassé de l’interactivité au profit de l’interaction et définitivement extirpé de la division du travail. Aussi, ce qui semblerait être un détour, un recours, une supercherie, un stratagème, n’est en fait que la solution pour une liberté, perdue pour beaucoup, menacée pour d’autres, qui consisterait d’abord à faire le constat que l’essentiel des existences humaines n’est que survie, ensuite à se débarrasser des causes de cette survie pour finalement recouvrer la vie, pleine et entière, délicieuse et douloureuse, afin d’en faire une œuvre. Glose I  : « Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. – On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capable d’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux. À quoi sert la beauté des femmes ? Pourvu qu’une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes. À quoi bon la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ? Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature » (1). Glose II  : Rares sont devenues les pratiques de l’éloge, du panégyrique, des petites pièces enchantées pour servir l’expression d’un sentiment exalté devant l’œuvre d’un homme ou d’une femme, d’un sentiment ravi par ces talents fous qui dessinent, avec le trait du génie, l’esprit du monde et le monde de l’esprit. On ne connaît même plus l’art de la critique, à quelques rares exceptions, puisqu’elle a été remplacée soit par le silence et l’occultation, soit par la promotion et le marketing. Glose III  : Parfois le commentaire de texte dépasse, en terme de qualité littéraire générale, le texte analysé et devient, par une espèce de mouvement de translation, voire de dislocation, l’expression d’une fracture, laquelle est la littérature. Ce commentaire rare, devient ainsi le meilleur possible d’un texte en manque. D’aucuns diraient « d’un texte raté », mais cela signifierait que la faille du texte réside dans le fait qu’un but n’aurait pas été atteint. Or le projet peut bien avoir été accompli dans le corps du texte, mais sa construction ne demeure que le support d’un discours et non celui d’une parole. Un texte en erreur alors, pourraient avancer les observateurs pragmatiques, considérant de-ci de-là quelques carences dans le savoir-faire, la technique, le geste, certes primordiaux, mais ce serait faire de la littérature un trop simple système de codes, de protocoles, de doses et de mécanique où justement l’effet réussi de la parole serait considéré au mieux comme une erreur de syntaxe, car il existe toujours dans l’esprit de beaucoup la référence à un codex, un règlement, une fiche de poste, un panneau de signalisation, une recette, dont l’Art n’a pas besoin ; il peut en user à la rigueur, en toute parcimonie. C’est précisément parce qu’un glissement ou qu’une dislocation intervient depuis une zone de contrôles, de cadres et de bornes que la littérature surgit. C’est une défaillance de l’ordre. Elle n’est pas prévisible, puisqu’au regard de l’enceinte qui la cernait quand elle dormait, elle apparaît comme un accident. Précisant la genèse d’une telle apparition, on détecte une porte temporelle qui ne se lasse point d’être en permanence entrouverte ou presque fermée ; considérant que jamais ce passage n’a été vu clos, que ce soit par l’écrivain lui-même ou par son lecteur, commentateur ou pas, il est possible d’envisager, dès l’apparition du désir, l’œuvre littéraire comme un possible négatif. L’écriture permet comme la peinture de fixer l’éphémère, et dans sa forme narrative ornemente avec style la diffraction du temps qu’elle révèle, en ce sens qu’il arrive (l’apparence fâcheuse du prédicat accidentel) que l’œuvre soigne son pli historique et que l’événement synchronique dont elle est le fondement ne ressemble à aucun autre figurant déjà dans les archives diachroniques. Si l’œuvre elle-même est un commentaire bien fourni sur les systèmes concrets et selon les points de vue comparés des différents systèmes abstraits, on peut raisonnablement qualifier l’œuvre d’historique, ce qui, je le concède, devient un événement extrêmement rare à notre époque, captant dans la latence des conditions présentes de l’existence humaine une expérience subissant sans cesse et quasiment partout des tentatives de confiscation généralisée, tentatives parfaitement réussies dans la plupart des cas, lesquelles permettent de propulser l’individu dans un cadre tout à fait éloigné de sa propre vie. De manière générale, les commentaires sont assez formalistes et essayent de farfouiller des apparats qu’ils ont eux-mêmes imaginés, projetés comme une étoffe épaisse sur le texte qu’ils ont dépouillé. C’est qu’ils sont écrits par des agents fossoyeurs au service, volontaire ou non, d’une machine dure et angulaire qui ne souffre pas les courbes de la diffraction. D’ailleurs, significativement, beaucoup d’entre eux ont sombré dans le journalisme, dont les vertus, encore quelques fois lisibles dans certains papiers, ne peuvent pas évoquer la littérature, laquelle, ailleurs et à certaines heures blêmes de la nuit, ne se répand pas en vertus, mais en virtuosité, quand le temps enfin déshabille l’obscurité pour y trouver la lumière cachée de la vérité. Glose IV  : Nous avons écrit « sous la forme d’expériences permanentes, nécessairement temporaires, et dont le support a disparu au profit de l’être entier ». Nous pouvons désirer les conserver, ces expériences, sous différentes formes annexes se rapprochant de l’esthétique classique telle que définie dans la proposition, par le récit, le dessin, la photographie, la vidéo, etc. Mais finalement, pourquoi ce désir, qui ne voudrait pas se contenter de la mémoire seule ? Parce que le désir n’a de sens qu’avec le plaisir qu’il vise. Le plaisir de l’autre, lecteur, le plaisir de soi, l’écrivant. Restons-en donc, à cet instant, à l’écriture : « Pour qui est-ce que j’écris ? Certes pas pour la gloire ; je ne suis pas une bête, je sais ce que je vaux, Dieu merci !… Pour mes petits-enfants ? De toutes mes paperasses, que restera dans dix ans ? Ma vieille en est jalouse, elle brûle ce qu’elle trouve… Pour qui donc ? – Eh ! pour moi. Pour notre bon plaisir. Je crève si je n’écris. Je ne suis pas pour rien le petit-fils du grand-père qui n’eût pu s’endormir avant d’avoir noté, au seuil de l’oreiller, le nombre de pots qu’il avait bus et rendus. J’ai besoin de causer ; et dans mon Clamecy, aux joutes de la langue, je n’en ai tout mon soûl. Il faut que je me débonde, comme cet autre qui faisait le poil au roi Midas. J’ai la langue un peu trop longue ; si l’on venait à m’entendre, je risque le fagot. Mais tant pis, ma foi ! Si l’on ne risquait rien, on étoufferait d’ennui. J’aime, comme nos grands bœufs blancs, à remâcher le soir le manger de ma journée. Qu’il est bon de tâter, palper et peloter tout ce qu’on a pensé, observé, ramassé, de savourer du bec, de goûter, regoûter, laisser fondre sur sa langue, déglutiner lentement en se le racontant, ce qu’on n’a pas eu le temps de déguster en paix, tandis qu’on se hâtait de l’attraper au vol ! » (2). Glose V  : Sur scène. Le théâtre. Ce que l’auteur de la pièce peut vouloir, non pas comprendre – c’est impossible –, mais simplement ressentir, peut-être vérifier, c’est ce qui se produit, par le théâtre, quand les mots deviennent vivants, prennent chair, s’incarnent dans des hommes, des hommes qui parlent, qui parlent à d’autres hommes, regroupés, devant eux, venus précisément pour les entendre et les voir. Certes, l’auteur, comme tout autre, ne pourrait expliquer comment un autre homme voit le monde, et ne pourrait dire comment un metteur en scène voit la danse de ses mots. Peut-être ne voit-il ni mots ni danse, seulement des sons pleins de sens et des gestes. Qu’est-ce qui peut apparaître immédiatement sur la scène, si ce n’est le spectateur ? Car si l’auteur a mis le sens de chacun dans chacun de ses sens, il est possible de considérer que le spectateur s’identifie soit à la situation construite, soit aux traits – plutôt comportementaux que mécaniques – de l’un des comédiens qui animent cette situation construite. Les plus cérébraux des spectateurs, et aussi ceux qui en général se méfient socialement des affects, s’identifient volontiers au metteur en scène, qu’il soit sur scène ou non. Quant à ceux, les plus rares, qui se catapultent chez l’auteur dans leur projection forcenée, ils peuvent savoir qu’ils sont connus de l’auteur lui-même. Glose VI  : Qui sait lire ne saurait écrire qu’à condition de se taire. Glose VII  : La musique a perdu, peut-être avant les autres activités artistiques, sa dimension spécifique et n’est plus que l’accessoire servant à produire, sans presque aucune modulation, ce que d’aucuns nomment la variété ou la chanson, bruit de fond des écouteurs que s’introduisent dans les oreilles bon nombre de ces fantômes glauques et si fatigués qui empruntent quotidiennement les transports en commun pour se rendre en ce lieu nommé « travail », première des causes de la survie généralisée évoquée dans la proposition. La musique est devenue un coton-tige. Glose VIII  : Sortir de la survie, où règne sans partage la valeur d’échange devenue autonome, pour récupérer la vie, est le désir mobilisé d’un art de vivre, et l’art, par le plus splendide des paradoxes, n’a de valeur que d’usage. Glose IX  : La suprématie de la technique sur tous les secteurs de l’activité humaine a contaminé l’esthétique en tant que réalisation et a contribué à remettre en fusion le beau et le bien. Les dispositions cybernétiques et les supports numériques ont concrétisé cette fusion en donnant l’illusion qu’un critère technique est aussi un critère esthétique, et réciproquement. En photographie, maintenant essentiellement numérique, les utilisateurs ont la phobie du grain, du flou, l’obsession du « piqué » de l’image captée, et s’acharnent souvent dans des procédures de post-traitement pour, par exemple, « déboucher » (éclaircir) tout ce qui ressemble de près ou de loin à une ombre. Les photographies sont donc très souvent appréciées pour les protocoles techniques mis en œuvre dans leur réalisation, davantage que pour l’émotion qu’elles peuvent produire ou le sentiment de beau qu’elles dégagent : si c’est techniquement bien fait, c’est beau. Glose X  : « Quand l’art devenu indépendant représente son monde avec des couleurs éclatantes, un moment de la vie a vieilli, et il ne se laisse pas rajeunir avec des couleurs éclatantes. Il se laisse seulement évoquer dans le souvenir. La grandeur de l’art ne commence à paraître qu’à la retombée de la vie » (3).   (1) Théophile Gautier, préface à «  Mademoiselle de Maupin  » (2) Romain Rolland, «  Colas Breugnon  » (3) Guy Debord, «  La société du spectacle  »

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