Revue KITEJ N°2
En cette rentrée littéraire logorrhéique, la fraîche émoulue Kitej , qui vient de publier son deuxième numéro, est une merveille d’intelligence et d’audace tant dans sa facture plastique que dans la richesse de son contenu. Dirigée de main de maître par Fabien Ollier, cette revue, qui n’a pas sa pareille dans le paysage intellectuel français, fait l’effet d’une petite bombe où se manigancent, avec sa frappe abrupte sur nos capitalismes intérieurs, maints sabotages amoureux, où fusent, éclateurs de vérité, d’incroyables missiles théoriques. Que le lecteur chloroformé passe son chemin : l’air qu’on y respire est aussi grisant que les hauts plateaux de montagne. C’est que Kitej, dans sa quête rimbaldienne d’un ailleurs toujours lointain, a des yeux de voyant, puisqu’il s’agit de dire l’indicible, de voir l’invisible, de penser l’impensable, en croisant, sans concession au consumérisme ambiant, philosophie, poésie, peinture, dessin ou encore collages. Kitej , dont la première livraison (automne 2010) est consacrée aux « Éclipses de la vie », n’est du reste que la continuation, sous un autre nom et avec quelques perspectives nouvelles, de la revue Mortibus , née en juin 2005. Dans la légende russe magnifiée par Rimski-Korsakov, Kitej, symbole d’utopie et de vraie vie, désigne une ville imprenable, invisible aux yeux des hordes tatares, disparaissant sous les eaux, ne laissant d’elle qu’un reflet, ainsi que le son de ses cloches. Que la mort soit un sujet morbide dont il conviendrait de ne pas parler, telle n’est assurément pas l’optique de ce dernier numéro de Kitej intitulé « Morts de la mort ». « Annihilation minuscule de la totalité minuscule », selon les termes de Vladimir Jankélévitch, la mort incarne le mystère absolu qui accomplit sans rémission possible la conversion du tout au rien, du tout au tout. Or par quels sournois dispositifs la mort de la mort est-elle mise en œuvre par la société du spectacle et du fétiche marchand au profit d’une éternité frelatée ? Lanégation de la vie et des vivants n’est-elle pas indissociable d’une négation spécifiquede la mort dont il faudrait comprendre et dénoncer les figures dans l’histoire de la pensée et des croyances, ainsi que dans l’histoire politique, économique, culturelle et sociale des civilisations ? Du mirage immortaliste du Viagra à la liquidation de la mort dans l’œuvre nazie de Martin Heidegger, de la production des morts-vivants par le capital à l’éternité chez Maître Eckhart et Simone Weil, c’est une grosse bobine de questions tout aussi passionnantes les unes que les autres que nous invitent à tirer les auteurs (Fabien Ollier, Robert Redeker, Denis Collin, René Schérer, Jean-Pierre Faye…) ayant participé à ce défi contre les rejetons de la mort qui évident l’affectivité de la vie. Les courants intellectuels qui sous-tendent ce voyage dans l’inachevé vont du Freudo-marxisme (Wilhelm Reich, Otto Fenichel, Erich Fromm…) au mysticisme des chrétiens hétérodoxes (les Pères de l’Église, Maître Eckhart…), en passant par la théorie critique de l’École de Francfort (Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Herbert Marcuse…), la phénoménologie (Edmund Husserl, Jean-Paul Sartre, Michel Henry…), l’ethnopsychanalyse (Georges Devereux, Geza Roheim), la philosophie du presque-rien (Vladimir Jankélévitch), la critique radicale du sport (Jean-Marie Brohm), pour ne parler que des influences majeures. La revue dispose d’un site internet où le lecteur avide de sensations intellectuelles fortes pourra consulter le manifeste ( http://kitej.free-nux.org/?page_id=140 ) et, last but not least , commander les deux premiers numéros. Olivier Verdun