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Ange

La Gardonenque était alors la plaine la plus fertile du département. Tout y prenait racine. Ou presque. Les fermes étaient prospères. Les petits gars des Hautes Cévennes, élevés entre six chèvres et deux cochons, des châtaignes dans l’assiette à chaque repas, venaient s’y louer pour quelques semaines dès qu’ils avaient une ombre de moustache, et même avant. Ange n’avait pas quinze ans, pas encore l’âge de dire des bêtises aux filles du lavoir. L’été suivant, il n’aurait pas non plus l’âge de partir comme son frère, ses cousins de Villefort et ceux de Lussan et ses deux oncles de Concoules, dans ces premiers trains de jeunes fous qui croyaient aller directement de la gare de Nîmes à celle de Berlin où le Kaiser n’avait qu’à bien se tenir. Ange, lui, est mort à Verdun. Il avait enfin l’âge. Tout juste. Qui se souvient de lui ? C’était pourtant un drôle de numéro. Il aurait fait son chemin dans la vie, c’est certain. À l’école, il n’était pas le premier de la classe à cause de la conduite et de trop nombreuses absences qui n’étaient pas toujours dues au ramassage des châtaignes ou aux vendanges du Clinton. Mais il était le plus vif, le plus curieux et le plus attentif quand il ne partait pas dans ses rêves. De surcroît, il avait un visage d’ange assorti à son nom. Il devait aussi y avoir en lui un démon. Pas un méchant démon mais plutôt un diablotin qui le poussait à faire toutes les bêtises imaginables et même celles que personne n’avait imaginées. Quand il eut son certificat et un peu de force dans les bras, à défaut de plomb dans la tête, ses parents ne furent pas fâchés de le placer une saison ou deux. Avec sa frimousse, il s’en sortirait toujours pour obtenir les bons morceaux à table et les bonnes places près du feu. Si en plus il rapportait quatre sous à la maison… Un maraîcher de la Prairie le fixa à Alès juste le temps d’apprendre les secrets de la ville. Puis il descendit sur Vézénobres où il fut un peu berger. Les brebis ont dû se transmettre son signalement bien après qu’il eut cessé de sévir dans les parages. C’est à Ners, poursuivant sa route vers le sud, qu’il s’embaucha ensuite dans une propriété. La patronne l’adopta aussitôt car elle n’avait pas d’enfant et n’en avait jamais vu d’aussi « bravet ». Mais ce ne fut pas du goût du fermier qui prit le gamin en grippe. Le vrai motif de leur dissension n’était pas tant qu’Ange fût étourdi, paresseux comme on doit l’être à son âge, qu’il se prétendît ignorant des choses de la terre comme s’il avait été élevé en ville, mais bien que le  patron avait de l’esprit et qu’Ange en avait davantage. Ce brave homme aimait à taquiner, à moquer et à feindre le courroux dont on tremblait beaucoup autour de lui, hormis le gamin qui avait percé son caractère et lui rivait son clou plus que le respect dû à l’âge et à l’autorité ne le conseillait. S’étant cru investi du devoir de mater cette forte tête dans le peu de temps qu’elle serait sous ses ordres, le paysan accablait l’enfant de travaux, ce qui était la règle, de remontrances qui n’étaient pas toujours justifiées et de brimades que la fermière compensait par de la confiture sur son quignon ou un petit morceau de lard gras caché sous un poireau quand elle servait la soupe des ouvriers. Ange s’efforçait de rentrer en grâce en prenant intérêt à son ouvrage, en s’informant des usages et en riant fort des plaisanteries du maître. Mais rien n’y faisait. Un jour qu’il avait laissé échapper les oies hors de l’enclos de la basse-cour (la belle affaire à l’époque où les automobiles étaient si rares que même les canards s’arrêtaient de cancaner, l’œil rond et le derrière frétillant quand on en signalait une à la sortie de Boucoiran), le fermier s’emporta et leva la main sur Ange. Il ne lui fit mal qu’à l’amour-propre, mais c’est l’endroit le plus douloureux chez les jeunes garçons. Comme s’il avait voulu se faire pardonner son geste vif, le soir même, l’homme fit monter le commis dans la jardinière et le mena au petit trot du cheval jusqu’à une terre fraîchement retournée, en bordure du Gardon. Lui désignant une sorte de fagot de bois vert lié d’osier, « tu vois ces plants de mûrier, demain tu diras à la mère de te donner un panier pour la journée, tu prendras un luchet à ta taille et tu me mettras ces arbrisseaux sur deux rangées bien droites. Compris ? » Ange aurait pu demander alors l’écartement des plants, la profondeur des trous, la distance entre les rangées, mais en somme cela se déduisait de la dimension du champ, du nombre et de la taille des scions. Ange n’était pas dans ces calculs. Il se laissait bercer par le roulis de la carriole et la douceur du soir. C’est au matin, dans la hâte de la distribution des tâches aux journaliers, qu’il interpella le fermier : « Comment ça se plante les mûriers ? – Bougre de gamin, la tête en bas et les racines en l’air, tu ne le sais donc pas ? » Ange laissa rire la compagnie et s’en fut au Gardon, traînant ses galoches sur le chemin de pierre, son luchet sur l’épaule et sa « toupine » à la main. On ne le vit pas rentrer avant la nuit.     Le lendemain il y eut une petite pluie idéale pour les jeunes plants. Ce n’est qu’à la fin de la semaine qu’un voisin dit au fermier : « As-tu vu les mûriers de ta terre d’en bas ? Ils m’ont comme un drôle d’air ». Le patron ne prit pas la peine d’atteler, il enfourcha le cheval et fut au Gardon comme si le feu l’y poussait. Les plans étaient alignés au cordeau sur deux rangées parfaites, à bonne distance l’un de l’autre, bien droits, solidement butés… les racines en l’air. Ange était loin. Profitant du désœuvrement causé par la pluie, il avait demandé son compte à la fermière dès le lendemain et avait repris son chemin vers le sud. Son idée était d’atteindre le Grau du Roi pour connaître la mer.   Bernard Péchon-Pignero

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