Badiou, théoricien d’une nouvelle utopie ?
Badiou est l’un des principaux personnages de la scène philosophique française. On le compare – et le confronte ! – souvent à Onfray, l’autre « star » médiatique dans ce domaine. Rien à voir pourtant : Badiou est plus perspicace qu’érudit ; non que sa culture ne soit pas immense, mais ses références sont limitées, juste ce qu’il faut pour venir à l’appui de l’acuité de sa pensée (avec Onfray, c’est exactement l’inverse : plus érudit que perspicace !). Pour lire ce petit livre (59 pages), nul besoin d’un bagage préalable autre que ce qu’un lycéen est censé avoir appris en classe de terminale. Le style est clair, le raisonnement limpide. Même les néophytes peuvent se plonger dans l’ouvrage sans appréhension. Prémisse fondamentale : le réel, le véritable réel, est perdu, ou du moins délibérément occulté ; se substitue à lui un pseudo réel, que tout le monde prend pour une vérité d’évangile. C’est une « loi d’airain », une vulgate à laquelle il convient de se soumettre. Notamment en économie. Badiou parle abondamment de la « prévalence intimidante du discours économique », « figure de l’abstraction », construction de l’esprit à la Hegel, « pathologie pure », qui n’offre « aucune possibilité d’émancipation ». On pense ici au fameux « TINA » de Margaret Thatcher (there is no alternative). Badiou reprend la métaphore platonicienne de la caverne, du livre VII de la République ; cette prétendue loi d’airain n’est qu’apparence, un théâtre d’ombres qui travestit la réalité : « le point que nous signifie Platon, écrit Badiou, c’est que pour savoir qu’un monde est sous la loi d’un semblant, il faut sortir de la caverne, il faut échapper au lieu que ce semblant organise sous la forme d’un discours contraignant ». Petite erreur d’interprétation ici : les formes sensibles, les apparences qui se projettent sur les parois de la caverne, ne sont en rien, pour Platon, une « loi ». Les idées du monde intelligible, règles éternelles dont s’est servi le Démiurge pour créer le monde sensible, sont, elles, plus vraies que le vrai ; elles fondent les nomoi , les lois humaines, qui n’en sont que la copie parfois dégradée. Le « mé on » que l’on voit et qui nous entoure, à mi chemin entre l’être et le non être, ne saurait, en aucune manière, mériter le beau nom de « loi ». Mais passons ; pour Badiou, il faut donc – c’est le message essentiel – se libérer du faux réel. Il existe différentes manières d’y parvenir. Tout d’abord la manière « subjectiviste », la révolte, l’indignation, dirait Stéphane Hessel. Cette manière-là expose à de grands dangers « puisque l’Histoire doit accoucher d’un monde émancipé, on peut sans états d’âme accepter et même organiser une destruction maximale ». Non, mieux vaut procéder par la logique : « tout accès au réel en est la division (…) il faut toujours qu’un masque soit arraché, un acte qui cependant, s’il institue activement la distinction entre le réel et le semblant, doit aussi assumer qu’il y a un réel du semblant, qu’il y a un réel du masque ». Ce serait trop simple, en effet, si le faux réel n’était que pur non être : il ne tromperait personne ; c’est parce qu’il recèle une parcelle de vérité qu’il est ambigu et donc trompeur. Pour débusquer son imposture, il suffit de « formaliser » le pseudo réel, car alors on met à jour l’impasse à laquelle il mène. « Le réel, dit Badiou, c’est le point d’impossible de la formalisation ». Exemple : Marx distingue classiquement les droits « formels », liberté d’expression, droit de vote, etc., des droits « réels », avoir un travail, de quoi manger, pouvoir se soigner. Formaliser le réel n’est autre que démontrer l’impuissance de celui-ci, son incapacité à produire du tangible, bref son point d’impossibilité. Pour Badiou, « c’est le point qui, si on se réfère au cadre de la formalisation croissante de la politique telle que l’État la prescrit – la politique constitutionnelle, la politique autorisée – est rejeté dans l’impossibilité latente de son pouvoir réel ». La formalisation prouve l’inanité du pseudo réel et invite à sa subversion : « en politique, comme vous le savez, le nom de cette destruction est : révolution. Dans une révolution, le formalisme légal de l’État est, à tout le moins, suspendu ». Toutefois, Badiou – révolutionnaire mais néanmoins prudent – se contente de proposer quelques pistes pour retrouver le réel authentique : « la première est d’arracher le masque du semblant démocratique. Ce qui veut dire : expérimenter, sous l’Idée communiste, des formes démocratiques complètement différentes ». Lesquelles ? Badiou ne le précise pas ; mais on se doute qu’il doit s’agir de démocratie directe, seule authentique démocratie selon Rousseau. Deuxièmement, il faut acculer, par la formalisation, le capitalisme à faire l’aveu de son inégalité foncière : « car l’exactitude d’une formalisation prépare à la détermination agissante de son point d’impossible propre, et donc de son réel. Nous savons de façon très générale que l’égalité est le point d’impossible propre du capitalisme ». Enfin, selon Badiou, il convient de « proposer un bilan du XXème siècle, c’est-à-dire, si vous voulez, un bilan du renoncement », renoncement à voir au-delà du semblant. Une formule résume à elle seule le livre : « l’impossible existe ». L’impossible étant le véritable réel qui émerge une fois que le faux semblant a été démasqué. C’est presque un acte de foi : Badiou sait que ce « réel » existe, mais qu’il n’a pas de lieu ni d’époque : ou-topos, sans lieu, utopie au sens littéral du terme. Ce nulle part fait à l’évidence rêver ; et si Alain Badiou cherchait seulement à ré-enchanter un monde désabusé ?