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Cinéma et Révolution : Dillinger est mort

Dillinger est mort (Dillinger è morto), Marco Ferreri, 1969 (sortie en 1970), 90 mn, couleurs

« Le spectacle se présente à la fois comme la société même, comme une partie de la société, et comme instrument d’unification (…) Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images (…) C’est une vision du monde qui s’est objectivée »

Guy Debord, La société du spectacle, 1967

Le titre du film de Marco Ferreri (1928-1997), Dillinger est mort, est en rapport avec un fait divers célèbre. John Dillinger (1903-1934), braqueur de banques américain durant la Grande Dépression, nommé « le bandit au grand cœur », accompagné, au cinéma, d’une prostituée, Anna Sage, fut abattu par les agents du FBI après avoir vu L’Ennemi public n°1 de W. S. Van Dyke (1934). Ainsi, le titre peut donner lieu à des identifications entre Clark Gable et Michel Piccoli – deux acteurs insérés dans la peau de déviants (considérés comme tels) – entre Myrna Loy, incarnant « la reine d’Hollywood et l’épouse idéale » et Anita Pallenberg, l’égérie du Swinging London. Double allusion sans doute avec cet événement qui s’avère une préfiguration du film de Ferreri, un embrayeur de sens d’une instance d’énonciation plutôt que d’un mode spatio-temporel, annonçant une situation fictionnelle. Le titre se présente aussi comme celui d’un journal à sensation, d’un quotidien populaire, d’un roman policier ou d’un avis de recherche.

Le cinéma est un simulacre du réel, une fiction, une reproduction de la réalité à mettre sous caution et une formidable machine à rêver. « L’action propagandiste au cinéma suppose la reconnaissance explicite ou implicite de l’appartenance du film aux mécanismes culturels »[J.-D. Lafond, La revue du cinéma, n°329, juin 1978]. La culture est une mise en condition (c’est-à-dire l’intérêt particulier du cinéma) ; le cinéma un processus de socialisation (la donnée générale) subsumant un moment historique. Le film Dillinger est mort est tourné dans un contexte particulier, un cadre idéologique, celui de mai 68 ou juste après, en 1969, marqué par des révoltes. Le film entérine la morale du bien et du mal de la classe dominante du pays représenté, l’Italie. Il est difficile de parler de cinéma de propagande à propos de Dillinger, qui n’est pas non plus une fiction neutre et apolitique. Le film de Ferreri assume un contre-modèle en quelque sorte, une remise en question, un propos anarchiste et contestataire. Si la vérité est du côté du verbal, ici elle se place du côté de l’image, prédominante, des plans, et non du côté de l’épaisseur des dialogues.

Synopsis :

Marco Ferreri s’immisce dans les mécanismes des occupations d’un ingénieur petit-bourgeois pour les déconstruire de l’intérieur. Il s’introduit dans la psychologie du personnage principal – un individu d’âge moyen – curieusement isolé, hors du mouvement de masse de 1968, relativement individualiste. Les faits et gestes de Glauco, le héros de l’histoire, vont alors être passés au crible.

Les premières scènes du film dénoncent l’aliénation causée par le travail, d’où un discours de fond très construit proche de Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps réalisé par Guy Debord, sorti en 1959. Un horizon de menace atomique (l’évocation de la Guerre froide) se mêle aux clichés d’appareils militaires et aux actualités de guerre. Michel Piccoli/Glauco est concepteur de masques à gaz et les démonstrations et les avis de ses collègues, dont une immersion dans une espèce de coffre fermé, ne semblent pas l’affecter outre mesure, bien que cela soit inquiétant au possible (le rappel des chambres à gaz et d’Hiroshima)… La caméra suit Glauco de près, jusque dans les plans-affect, les plans américains, cerne et cadre quasiment chaque attitude, chaque posture, chaque déplacement, à la manière d’un reportage, quasiment en caméra subjective. Le jeu de Michel Piccoli se calque sur celui d’un acteur du muet, et en cela il réalise une performance, ses yeux, ses mimiques et ses mains, ses orientations corporelles nous révèlent une intention, sans explication orale ; l’acteur reste presque mutique le long de sa prestation.

Dillinger est mort est un film organique, voire à la symbolique organiciste. Le spectateur assiste les appétits du protagoniste, de la préparation de son repas à l’ingurgitation de nourritures liquides et solides, à ses réactions diverses devant l’émission de sport à la télévision et un numéro de corrida éprouvant, à l’enregistrement du souffle de son épouse Anita et à la parade sexuelle de la bonne, rétribuée (Annie Girardot). La nourriture, l’alcool, le sexe, la mort dirigent les instincts de cet homme. C’est un cinéma des sens exacerbés. Des paradoxes se trouvent pointés chez un individu formaté, normé, au mode de vie conventionnel, d’où une angoisse grandissante. Les lieux sont beaux, divers tableaux et sculptures décorent les murs et les meubles, la maison ou l’appartement avec jardin est conçu bizarrement, comme un cube éclairé par le bas dans lequel des faisceaux de lumières vives balayent les pièces. Cet emploi lumineux provoque et accentue un suspense.

Je dirai que Glauco m’apparaît comme un homme intranquille, un mari insatisfait qui passe d’une action à l’autre sans logique apparente, un homme déjà happé par les écrans, prisonnier des machines, un être relégué dans un processus sans fin spectaculaire. C’est également un homme curieusement distrait, qui bricole des objets, joue avec comme un enfant, s’occupe à mimer ou plutôt à singer les siens dans un film de vacances à la mer tourné en super 8. Le cinéma expérimental s’invite par des arrêts sur image, la répétition, le brouillage, l’anamorphose, dans l’esprit de Norma McLaren. Piccoli/Glauco sujet-objet occupe l’écran au milieu, sur les côtés, ce qui redouble l’impression d’acquisition, comme posséder une femme alitée, presque en catatonie, de pouvoir, comme vivre des amours ancillaires. Quelque chose enfle jusqu’à l’indicible, l’horreur, à la manière de Pourquoi M. R est-il atteint de folie meurtrière ? de R. W. Fassbinder (1970). Nous nous trouvons littéralement confrontés à la machine désirante et funèbre, à la puissance d’Eros et Thanatos d’un homme sans culpabilité qui ne prémédite rien. S’agit-il de la part de Marco Ferreri d’une dénonciation ou d’une distanciation brechtienne, d’un rejet ou d’une fascination mimétique ? N’oublions pas que M. Piccoli était considéré comme donjuanesque, et à ce propos, son corps est exhibé dans de nombreux plans sans toutefois jusqu’à la nudité complète.

Les couleurs sont parfois saturées, de même que l’ambiance de cet huis-clos. Je trouve une filiation avec l’univers de L. Buñuel par l’absurde – le révolver rouge à pois blancs –, l’acte gratuit et violent, le comportement incohérent. Ainsi, les emprunts ou l’impact du surréalisme parasitent l’existence étriquée d’un petit-bourgeois qui tente de se défaire des oripeaux de la consommation. Quel sera le prix à payer pour la liberté ? Les rituels sont analysés, la crise du couple, les rapports hiérarchiques, les relations clivées hommes/femmes, les loisirs. Le désir masculin, sa vision dirigée, est prédominant ; la femme ne figure qu’en une part dominée, entre la prostituée et l’épouse, le réceptacle des appétits sexuels. Les éléments de subversion sont annexés à des maltraitances conjugales, des désirs bruts, des réflexes dominants – postural, copulatif, digestif. Les postures féminines obéissent à des injonctions archétypales : inertie, bouderie, maladie nerveuse, colère irraisonnée, etc. Supprimer sa femme est-il considéré comme un acte militant ? Dillinger est mort se termine par un voyage initiatique, surréel, vers une mer de sang pour un départ sans retour. La cassure narrative se complexifie avec l’introduction du mythe. Une drôle de sirène moderne (Carole André) attend Glauco sur le mât de son voilier. Une métamorphose s’opère, les masques s’inversent et tombent, phénomène redondant du film ; Ferreri insiste la relation énantiomorphe au visage et à la parure, l’emploi du gorgerin par exemple, la féminisation de Glauco…

Je conclurai sans dévoiler plus avant la diégèse sur la grammaire cinématographique riche et profuse de Dillinger est mort, sa dimension directe – tenter de faire faire des choses à autrui –, impliquée et forte pour une rupture du pacte de l’ordre social. Une autre œuvre du cinéma latin est à signaler. En effet, un ton commun baigne La Madriguera de Carlos Saura, film datant de 1969, dans lequel des fantasmes troubles envahissent Teresa et Pedro, une épouse telle une belle capture captive, infantile et masochiste, et un mari industriel à la fois servile, froid et névrosé. Je n’omets pas de citer Théorème de P. Paolo Pasolini, de 1968, autre chef-d’œuvre dont l’architecture interne avoisine celle de Dillinger est mort. Un couple riche et bourgeois, ses enfants, la bonne, cèdent aux avances d’un mystérieux ange bisexuel. Le danger arrive de l’extérieur, contrairement à Dillinger… Le point commun aux trois réalisations consisterait à l’implosion du binarisme marital, des genres dits féminin et masculin pour une recherche autre, d’un(e) prochain(e) moins antagonique et déconnecté(e).

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