Les Ambigiutés du Libéralisme
Jean-Claude Michéa, agrégé de philosophie, fils de résistant communiste et communiste lui-même jusqu’en 1976, est resté profondément anticapitaliste – d’où le titre – mais il a évolué vers une critique plus globale qui inclut les préoccupations écologiques ; il se dit désormais simultanément « socialiste » et « décroissant ».
Décroissance. La lecture de l’ouvrage de Serge Latouche, L’âge des limites, l’a inspiré au point de livrer le leitmotiv de son propos : « la société de consommation trouve sa condition préalable dans la nécessité inhérente à toute économie libérale de poursuivre à l’infinile processus de mise en valeur du capital ». Infini contre finitude, limite contre illimitation. Ces oppositions fixent l’axe du combat de Michéa. Elles rejoignent, nous le verrons, celui du néo-conservatisme d’une certaine extrême droite. Pourfendeur du « relativisme moral de la gauche postmoderne, de l’idéologie du No border », il voit dans le physiocrate du XVIIIème siècle, Guillaume-François Le Trosne, le père du « mot d’ordre libéral ni patrie, ni frontière ». Le toujours plus à l’intérieur d’un monde clos et fini constitue, en effet, une contradiction dans les termes. Elle a donné naissance à ce qu’il appelle le modèle « californien » de la Silicon Valley, un mélange d’hédonisme et de nietzschéisme, où le « règne de l’absolutisme individuel » aboutit au délire démiurgique du transhumanisme (cf. ma chronique au sujet de ce dernier). Notre auteur dénonce alors « l’abolition de tous les tabous de la morale commune, de toutes les frontières protectrices encore existantes et de toutes les manières de vivre partagées ». Apologie des tabous moraux et des frontières protectrices, tiens, tiens… à cela s’ajoute la critique d’une « société atomisée, mobiliaire et agressivement individualiste ». « Mobiliaire », autrement dit « qui trouve sa raison d’être dans un appel au nomadisme généralisé ». Limite rimant ainsi avec enracinement.
La justification de ce qui, pour Michéa, relève de la croyance et non de la raison, se trouve dans une pseudo-scientificité, « axiologiquement neutre », affirmée « sur le ton détaché et neutre de l’expertise impartiale », en un mot dans cette « pensée unique », vilipendée aussi bien par l’extrême gauche (par exemple Ignacio Ramonet du Monde Diplomatique) que par l’extrême droite (entre autres par Alain de Benoist qui lui a consacré un volume entier).
La conséquence politique de cet état de chose n’étant autre que ce qu’il nomme « l’alternance unique » entre « l’aile gauche et l’aile droite du château libéral », pour qui il s’agit seulement « de prolonger de quelques décennies encore la survie d’un système qui prend eau de toute part » et le macronisme actuel se posant, de fait, comme un « compromis historique d’un type nouveau », une nouvelle « union sacrée » des deux ailes du « château libéral ».
Mais, plus généralement et plus profondément, Michéa s’interroge sur la genèse historique de l’aile gauche de ce fameux « château ». L’histoire, pour lui, se structure à partir de « la seule antithèse métaphysique et abstraite entre le “Progrès” et la “Réaction” ». Progrès « marchand », bien sûr. De la sorte, s’opposent le « socialisme » et la « gauche ». Cette dernière – née dans le cadre émancipateur tumultueux de la Révolution française – s’articule entièrement autour de la notion de « Progrès » qui a longtemps permis à ses innombrables fidèles de justifier idéologiquement tous les combats contre le pouvoir de la noblesse et de ces forces du passé. Le libéralisme politique s’allia, pour ce faire, au libéralisme économique, désireux de s’installer en tant que maître en lieu et place de l’aristocratie. « Il n’y a rien, écrit Michéa, dans cet ADN originel de la gauche qui puisse l’inviter à remettre radicalementen cause la subordination de la vie humaine – à commencer par celle des travailleurs– aux seules exigences impersonnellesde l’accumulation sans fin du capital ». Ce fut, par conséquent, une trahison de l’idéal socialiste ; trahison qui s’illustre typiquement par l’écrasement de la Commune. Et Michéa de citer Edouard Vaillant : « Versaillais de gauche et Versaillais de droite doivent être égaux devant la haine du peuple ; car, contre lui, toujours, radicaux et jésuites sont d’accord ». Ou encore Rosa Luxembourg fustigeant « la mauvaise habitude de confondre les radicaux d’extrême gauche avec la social-démocratie ». Le « compromis keynésien » avec le capitalisme – médiocre substitut de la révolution prolétarienne – s’épuisa, de fait, dès les années 70 avec la crise pétrolière.
Apparaît, en fin de compte, une étrange collusion entre les extrêmes. Michéa absout volontiers « les classes populaires aujourd’hui réfugiées dans l’abstention ou le vote néo-boulangiste ». « Ce n’est donc pas, continue-t-il, comme le proclame stupidement l’extrême gauche – la persistance des valeurs identitairesqui favoriserait l’essor de l’extrême droite. C’est, au contraire, leur dissolution logique sous l’effet du développement des rapports marchands ». Et Michéa d’énumérer tous les méfaits induits par lesdits rapports : « l’effacement progressif des frontières offrant encore un minimum de protection aux classes les plus pauvres, le recours grandissant à la gestation pour autrui ou à la reproduction artificielle de l’humain, la bétonisation insensée des terres cultivables ainsi que la destruction corrélative de l’agriculture paysanne par la chimie de Monsanto et le “productivisme” de l’Union Européenne ». L’on croirait entendre Alain de Benoist dans une émission de TV libertés du 16 décembre 2016 : « L’idéologie du progrès a nourri l’idée que tout ce qui est nouveau vaut à proportion que c’est nouveau. Nous vivons dans une époque qui peut être caractérisée, entre autres, comme une époque où l’on généralise la négation ou la transgression de la limite, dans tous les domaines : écologie, nature humaine avec le transhumanisme ou le mariage pour tous, etc. ».
Oui, les deux extrêmes – mais, au fond, est-ce si étrange ? – se rejoignent dans une condamnation réactionnaire – au sens littéral du terme – du progrès : illimitation ouvrant la voie à tous les désordres, tant moraux qu’écologiques, refus de tout frein, de toute frontière qui protègerait les plus fragiles, certes contre les exigences de profit du capitalisme international, mais également – et non moins – contre « l’invasion » migratoire… Michéa donnerait ainsi raison à l’anticapitalisme identitaire « de l’autre bord »…
En vérité, l’apologie illimitée de la limite, ne mène-t-elle pas ultimement à un immobilisme ; soit le contraire de la marche en avant, c’est-à-dire de la pro-gression ? Une régression « décroissante » au final.