Côte de bœuf en sa croûte sur son lit de jadis…
Quelques mots pour raconter une histoire où l’unique objet du désir sera juste de cuire au four une côte de bœuf avec un gratin dauphinois… Mais bon, aussi et surtout quelques mots pour décrire le plaisir habillé des intérêts d’un printemps que l’on fait venir plus vite en ouvrant grand le four sur une farandole aussi savoureuse que facile à composer.
D’abord la viande… Passons rapidement sur la nécessité d’aller chez son boucher à qui l’on claque la bise et auquel on demande des nouvelles du rejeton qui a du mal à s’en sortir avec la maîtresse du CM2 et ses foutus problèmes de robinets qui fuient. Cependant, disons quand même que la côte de bœuf doit avoir l’œil vif, un rien ravageur avec ses mensurations de première de la classe (les femelles qui naviguent à 750 kg se font draguoter par des mâles tutoyant la tonne). Rien qu’à voir sur son étal ces carrés droits comme des acteurs de la comédie française qu’on prépare à jouer du Molière, on commence déjà à voir les paysages reposés du Limousin comme on souffre avec les Parthenaises des grosses chaleurs du Poitou. A y penser sur ces gammes de notre Géographie, on pourrait même se prendre pour une Aubrac regardant délicieusement le train de Millau se tortiller vers Marvejols . C’est dans la conversation que naissent les images. La viande et le boucher doivent être bavards, sinon à quoi ça servirait que d’y rire du temps qu’il fait. Au creux d’un problème de math ou de la rudesse du métier d’éleveur, vous demanderez quand même une côte d’un gros kilogramme et de 5/6 cm de découpe. Plus large pénaliserait trop la suivante, et plus lourd ferait un peu trop pour deux personnes…
Ensuite les pommes de terre qui donneront au « lit de jadis » les mêmes émois que procure pour un séminariste sa rencontre prochaine avec l’évêque. Il existe autant de variétés de pommes de terre que d’Émeraudes sur la couronne de la princesse Eugénie. Mais bon, toutes non plus ne facilitent pas la conversation quand il s’agit de concevoir un gratin dauphinois ! Il faut par exemple oublier l’ Amandine et l’ Agata , pourtant bonnes à tout faire mais qui en matière de gratin n’offrent guère d’ambition, plus préoccupées par devenir de vraies servantes pour des purées ou des mets construits à partir de la vapeur. Non, pour le gratin, il faut penser à Louis XV et à la Pompadour , que de femmes ont la cervelle en leur poitrine . On peut aussi appeler l’archange de la patate de compétition, la Mona Lisa à moins que l’on ne préfère les promesses d’une nuit sans sommeil avec la Charlotte arrivée sur les marchés des papilles en même temps que François Mitterrand prit possession de l’Elysée. Leurs caractéristiques principales à servir le lit de Jadis doivent de se présenter au paddock « ferme au toucher » et « sensible à la caresse ». Faut pas déconner avec la patate de gratin, elle doit être aussi prometteuse qu’un regard de louve pris dans ces 3 moments d’histoire. Et rien d’autre !
Les serviteurs choisis, il faut maintenant songer à cheminer dans ses souvenirs afin de concevoir son « lit de jadis ». Le gratin dauphinois, c’est avant tout une odeur qu’il faut aller chercher très loin, comme un quelque chose qui a tout des parfums de l’enfance mais se conjuguant avec les possibles de l’expérience. Un bon kilogramme de patates doit être soigneusement pelé et surtout pas lavé à nu sous peine de se voir barré de l’excommunication gastronomique. Il faut en effet conserver l’amidon à l’intérieur de ces bombardes afin de laisser la cohésion de cuisson s’opérer. Avec un couteau aiguisé de très près, ou au mieux un robot qui ne coupera pas des bouts de doigts, on obtient une myriade de tranchettes très fines. Dire qu’on pourrait y lire le journal en transparence serait exagéré, mais bon, ces tranches doivent être aussi étroites que le lien charnel qui vous tient avec ces textures de génie que vous aimiez manger avec vos dents de lait. Avec un peu d’ail, le rose de Lautrec (81440) est probablement le meilleur choix, on effleure le plat laissant ça et là des goûts qui tout à l’heure offriront les reflets de l’explosion gustative. A la manière du petit poucet à la recherche de ses traces, on repasse sur le plat partout cette fois ci avec une franche noisette de beurre pendant que dans la casserole chauffent patiemment 400 ml de lait. Sitôt le plat paré de sa seconde couche parfumé, ahhh le beurre du Poitou , on y positionne les tranches de pommes de terre de la même manière que les grands bâtisseurs ont recouvert d’ardoises les sommets de Notre Dame : en quinconce ! Sur le lit commençant à devenir jadis, on laisse tomber quelques mousselines de muscade, du sel et autant de tours de moulin de poivre que d’envie. On y verse ensuite le lait légèrement chaud. C’est simple, le four est à 200 degrés, le plat respire ses impatiences, une heure suffit maintenant pour aller taquiner l’autre bête…
Sitôt le lit de Jadis enfourné, faut s’attaquer à la côte de bœuf qui patiemment attend son heure. Un premier point est de clamer bien haut et fort : à température ambiante, tu amèneras Madame la côte . Pour ce faire, il faudra songer à laisser reposer une bonne demi-heure la pièce juste à côté de la bouteille de rouge qui décante. Ainsi mise en température idéale, elle ne sera pas agressée par le feu des passions de l’induction ou du gaz. Le deuxième point crucial sera de faire une ovation à la réaction de Maillard , chimiste de son état et qui dès 1911 prit fait et cause pour cette « composition non enzymatique contrôlant la conservation des produits, leurs goûts et leur aspect ». Si l’histoire de la chimie contemporaine n’est pas forcément une évidence de première intention, ce qui est compréhensible, il faut la résumer en faisant chauffer à fond une plancha ou une poêle. Une larme de beurre ou d’huile, sans cramer la chose et puis 3 minutes de chaque côté, histoire de donner à son kilogramme de bonheur la croûte qui, au-delà d’offrir un nom de baptême de haute lutte, emprisonnera tout à l’heure les sucs et saveurs. On peut aussi dire qu’on marque la viande. Oui, on peut dire beaucoup plus de choses mais bon, l’idée de croûter la viande plaît peut être davantage à ceux préférant construire l’idée de fabriquer une barrière de joie légèrement caramélisée entre ce qui se cache en dedans et ce qui se diffuse sans saveur vers l’extérieur. Pendant ce moment délicat rissolant jusqu’aux oreilles, il est absolument primordial de ne surtout pas utiliser une fourchette en fer. Le trou laissé dans la viande en parure légèrement caramélisée laissera en effet échapper quelques filets de jus qui tout à l’heure manqueront au rite. La viande pourra même s’en trouver asséchée, ce qui, tout le monde en est d’accord, pourra agir comme un crime avec préméditation quand on annonce une côte de bœuf aussi moelleuse que possible. Donc pour retourner la côte sur le feu à vif, il faut acter l’utilisation de pinces en bois ! Et là aussi, rien d’autre !
Une fois la cause entendue, on place avec toute la délicatesse du monde la pièce dans un plat allant au four crépitant depuis une petite heure de son lit de jadis. Le temps de cuisson épouse tous les possibles selon que l’on aime les viandes à point, bleues ou saignantes. Point de règle dans la cuisson, sinon écouter son cœur avouer que l’on préfère les 12 minutes par kilo pour un pourpre cardinal, les 14 minutes pour un bleu de concours, un 16 minutes pour un objet qui ne ressemblera plus guère qu’à un vieux rouge pastel, ou un 18 minutes pour une semelle de service militaire. Le goût ne se discute que lorsqu’on n’a pas grand-chose à dire, aucun commentaire donc à part que cette cuisson ne peut se faire au-delà de 180°… Par contre, sitôt la fin de la cuisson décidée en haut cœur et annoncée par l’horodateur du cuisinier, on enlève la chose du four et on emballe dans du papier alu, car là aussi, il faut savoir écouter les anciens : le repos après cuisson tu observeras . L’aluminium pendant une petite dizaine de minutes fera office de sas de sortie pour une viande qui emmagasinera alors sous sa croûte enrichie de patience tout le jus né des souvenirs d’herbes fraîches des monts de Lacaune ou des brises poitevines d’ Azay-sur-Thouet (79130)
Ces 10 minutes de repos ne seront pas perdues… Elle serviront en effet à terminer le gratin avec un œuf battu très fort que l’on versera sur le plat chaud des plaisirs mêlés d’autant d’odeurs que de souvenirs. 10 minutes de plus au four à 200 degrés… Ce temps là sera propice à mettre un peu de fête sur la table, à vérifier que tout est paré et enfin que le court chemin séparant les assiettes des gourmandises à venir n’est pas barré par un chat miaulant à la faim comme 50 « gouttières » du Père Lachaise (prévoir très en amont de le servir largement en croquettes diverses pour ne pas être dérangé)… Parvenu à cet instant où votre convive se met à table, vous aurez invariablement à répondre à la question de savoir où est le sel ! Là, vous sortirez votre atout maître pourtant débattu depuis des siècles : la découpe et l’assaisonnement tu apprendras ! Pour le sel, qui ne pourrait être autre chose que de la fleur de Guérande , il existe 2 écoles qui se battent sur le salage de l’avant ou de l’après. C’est une question de goût, mais bon, saler avant a plutôt tendance à absorber davantage de jus et d’assécher la chose. Ce serait dommage que parvenu à ce moment de votre vie, votre côte de bœuf soit un tantinet dure…. Et puis, saler après la cuisson, dans l’assiette permettra à chacun d’aller où bon lui semblera vivre son désir. Pour le poivre par contre, cela ne souffre d’aucune contestation possible, ce sera un petit tour, et sur l’assiette (le poivre, véritable Jeanne d’Arc de la cuisine déteste être cuit). Pour la découpe, c’est simple ! Coupez des lamelles de 1cm de large parallèlement à l’os.
Vous y êtes presque. Le lit de Jadis chauffe de tous ses plaisirs et luit de toutes ses gammes de jaune, la côte de bœuf lui assure un compagnonnage de très haute densité, le chat roupille depuis 1 bonne heure alourdi de 250 grammes de lâcheté, sel et poivre attendent, Madame est assise. Il ne reste plus qu’à sortir le dernier atout, le vin ! Que boire avec une côte de bœuf sur son lit de Jadis ? Elle est d’un caractère puissant, juteux, sanguin et « croûté ». Il lui faudra un vin solide mais très fin en bouche, presque « gentil » et de couleur très aimable avec des tanins denses et veloutés ayant le mérite de mieux répondre au côté grillé. Lesquels ? Tout ce qui viendra de Bordeaux fera l’affaire. On peut également tâter un robuste Madiran ou Cahors qui lui offrira du répondant, à moins que l’on ne préfère un Pic Saint-Loup jeune qui lui donnera un caractère méridional… Les vins d’Loire ne devront pas s’absenter de la réflexion quand même…
Pour moi, ce sera l’extraordinaire Château de Roquebrune , un Lalande de Pomerol de 2008. D’abord parce qu’il est superbe, mais aussi et surtout parce que perdu au milieu de ses vignobles, j’y avais été recueilli tout haletant de désespoir, en grande pompe et que 3 heures n’avaient suffi ni à savoir tout du château de mon sauveur, ni à connaître tout des procédés de vinification qu’il utilisait par savoir ancestral et par passion. Et ce sera enfin ce Lalande de Pomerol là, si peu cher, parce la dégustation d’une côte de bœuf en sa croûte sur son lit de Jadis doit obéir à tous les sens, desquels il ne faudrait surtout pas hésiter d’ajouter le plus profond d’entre eux : la mémoire du cœur.