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De la tristesse du supporter suédois arpentant le Capitole après une défaite contre l’Italie

Je ne suis pas « foot ». Je ne l’ai jamais été. Ni dans l’enfance où, en cette époque étrange où nous n’avions qu’une seule chaîne de télévision, je me vis privée maintes fois de quelque comédie musicale pour que mon père puisse regarder de petits hommes noirs et blancs courir sur une pelouse grise ; ni en ma cinquantaine glorieuse qui avoue nourrir plutôt une tendresse nostalgique pour les belles cuisses des rugbymen : je regarde donc d’ordinaire d’un air hautain les tribulations de ces pseudo Dieux du stade que je conspue pour leurs milliards éhontément gagnés, ainsi que les délires des supporters que je méprise souvent pour leur hystérie collective… Avant-hier, cependant, j’aurais presque changé d’avis. Au fil de cette journée, mon beau Capitole perdit peu à peu ses roses empourprés pour se parer d’ors et d’azurs qui soudain amenaient des douceurs pastellières en cœur de ville… Mais n’allez pas croire que ces jaunes et bleus nous arrivaient du Lauragais, non, ils nous venaient de bien plus loin, chaloupant en drakkars depuis la Baltique jusqu’en Garonne… Les Suédois étaient arrivés ! Il y en avait partout. La grande croix occitane de la place baissait pavillon devant la croix jaune du drapeau nordique ; les rues du centre-ville bruissaient comme si tout le petit peuple toulousain avait croqué dans un Wasa ; même les mouettes tournoyaient, comme folles, s’attendant à quelque lâcher de hareng… Peu à peu, je m’attendrissais ; certes, quelque part au fond de moi, je savais bien que ces Suédois-là n’étaient que des bourrins fous de foot, et les trouver formidables eût été aussi idiot que si une Chinoise rêvant de se marier aux Champs Élysées avait craqué pour un marché du Berry, ou si un frenchy adulant Paul Auster avait soudain aimé les poussières bouseuses d’un saloon du Wyoming. « Ma » Suède est celle des polars troubles de Camilla ou Viveca, ou encore celle des téléfilms frissonnants d’eau de rose qui passent le dimanche soir sur ZDF : ma Suède vibre d’îles aux saules, de pontons brûlants et de grands blonds à casquette blanche, ou au contraire de givre figeant Stockholm dans cet éternel hiver propice aux crimes inexpliqués… Et puis ils étaient loin d’être tous grands et blonds, ces supporters envahissant ma ville rose ! Non, ils ressemblaient à nos propres Lensois ou Marseillais des stades, bedonnants et rubiconds, un verre de bière à la main, chantant à tue-tête… Je suis à peu près certaine d’avoir reconnu la version suédoise de « Pose ta b… sur mon épaule », époumonée par des centaines de gorges suédoises assoiffées, depuis les cafés des Arcades… Étrangement, je ne croisai que quelques Italiens, qui rasaient les murs avec leurs maigres pulls marine, mais en fait c’est sans doute aisément compréhensible, nos amis du Sud étant peut-être englués entre Mafia et réfugiés, crise et corruption, moins prompts à quitter la Botte pour s’en aller dépenser des euros qu’ils n’ont pas que nos Vikings de l’état providence à détacher les amarres de leurs îles… Toujours est-il qu’au fil de mes propres passages en ville, au gré de ma journée de travail et des conseils de classe, je me pris à le ressentir, cet « égrégore » footballistique, cette entité nationale fugace comme un flocon de neige survolant la Baltique, me prenant d’empathie pour ces grands dadais rêveurs, qui, venus de si loin, me faisaient toucher du doigt ce pays que j’aimerais tant arpenter… Moi qui, même en 98, n’ai pas eu une seconde d’émotion face à nos Bleus – pour la petite histoire, je venais de donner naissance à fiston qui était entre la vie et la mort à cause d’une bactérie nosocomiale, et appréciais assez peu le regard excité des internes qui jubilaient en levant la tête vers les écrans alors que j’étais pétrifiée d’angoisse… Fiston est né le 24 juin 98 ! – je compris pour la première fois ce que pouvait être cette espérance folle des victoires… Et le soir, en rentrant de mon conseil de classe, je les revis, mes supporters : l’âme en peine, le regard éteint, le cheveu terne et décoiffé, mes grands blonds étaient assis, parfois à même le sol, l’image même de la défaite et du désespoir. Dans Toulouse apaisée, nulle hystérie hooliganesque de perdants qui s’acharneraient contre les vainqueurs, non, seulement une chape de tristesse et ces pauvres Vikings qui erraient, hagards, désorientés par le score de leur équipe. J’ai ouvert mes bras pour quelques free hugs et ai réconforté un ou deux grands blonds aux yeux rougis, en leur murmurant « next time ». Et je suis rentrée pour terminer Les nuits de la Saint-Jean de Viveca Sten, en me disant que le foot, c’était cela aussi un voyage immobile, celui du spectateur qui rêve de lointains et d’étoiles.

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