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Des amis inconnus (4)

Aussi, est-il peu probable que cette classification en trois types d’amitiés soit tout à fait pertinente. Elle vise apparemment à établir que Proust avait d’abord cherché jusqu’où les garçons de son proche entourage pouvaient être semblables à lui au-delà des apparences trompeuses qu’il cultivait lui-même. Puis il aurait idéalisé l’image des jeunes hommes en la personne d’aristocrates de la plus haute lignée, de jeunes dieux inaccessibles dont il gagne néanmoins l’amitié parfois la plus affectueuse, avant de se rabattre pour ses plaisirs secrets, probablement moins déshonorants qu’on ne l’a soupçonné, sur des hommes du peuple dont il pouvait acheter la servile disponibilité. C’est grosso modo la thèse de Painter, mais ce biographe longtemps incontournable écrivait il y a un demi-siècle, et d’ailleurs lui-même suggérait de prudentes réserves, au moins sur la chronologie de cette classification sommaire. Proust dès son plus jeune âge a toujours manifesté envers les « petites gens » une sollicitude dispendieuse sous forme de pourboires royaux. Etaient-ils toujours hors de proportion des services rendus ? Doit-on soupçonner des intentions inavouables sous cette générosité ? Cocteau raconte que Proust payait grassement des ouvriers pour qu’ils ne travaillent pas dans son immeuble pendant son sommeil et qu’il rétribuait aussi généreusement les domestiques de ses voisins de l’étage supérieur pour qu’ils se chaussent de pantoufles à semelle de feutre, ce que démentira Céleste Albaret qui n’avait guère de tendresse pour Cocteau. Quant à affirmer que ses amitiés étaient chastes avec les uns et « impures » avec d’autres c’est s’avancer bien loin. On est certain que quelques-uns de ses amis furent ses amants – on le sait de très peu d’entre eux – mais on ignore lesquels ne le furent pas. Proust a-t-il désiré tous ses amis ? Certainement pas. A-t-il fait des avances à certains qui l’ont éconduit ? C’est probable. La plupart de ces jeunes gens se sont mariés. Saint-Loup aussi après de tumultueuses liaisons féminines comme plusieurs de ses modèles. Cela ne l’a pas empêché de « passer du côté de Sodome ». Fénelon est resté célibataire. Il était probablement inverti* ; on ne sait rien de son amitié avec Proust mais il est probable qu’il ne tenait qu’à Bertrand de Fénelon qu’elle ne fût pas que platonique. Lors de leur voyage en Hollande, avait-il cédé à Marcel qui en était très épris bien que, selon sa technique de confidences croisées, il s’en défendît tout en le lui faisant savoir ? Après la mort de Proust, plusieurs de ses proches ont dit qu’ils l’avaient toujours soupçonné d’être homosexuel. Certains en avaient peut-être la preuve. L’outing posthume n’était pas encore à la mode. On ne met plus en doute aujourd’hui que Proust ait été homosexuel. Il a tout fait pour le cacher même lors de sa liaison avec Reynaldo Hahn. Il était trop conscient de l’opprobre jeté par la société sur ce qui était considéré comme une déshonorante perversion qui risquait de vous conduire devant le juge. Il en a certainement souffert doublement parce qu’il savait que sa mère ne pouvait que le deviner et qu’elle en souffrait elle-même. Adolescent, il s’en serait « confessé » à son père, beaucoup plus enclin à un indulgent fatalisme d’autant qu’il pouvait reporter tous ses espoirs sur son cadet Robert lequel devint comme son père une sommité médicale**. Christian Péchenard qui, dans son Proust et son père (quai Voltaire 1993), manie volontiers le paradoxe avec un humour trop corrosif pour être tout à fait proustien mais qui lui permet d’apporter un éclairage original sur ce que les thuriféraires de Proust ont eu tendance à établir comme vérités d’évangile, écrit : «  Les rapports du père et du fils furent silencieux et secrets. Ils furent, pour ces raisons, fondamentaux. Marcel Proust doit à sa mère l’essentiel de ses défauts. C’est à son père qu’il doit ses véritables qualités et ses vertus  ». Marcel Proust laissa dans des correspondances, celles qui ne furent pas détruites par des destinataires qui les jugeaient compromettantes, quelques indications, souvent plus allusives qu’explicites, sur ses mœurs amoureuses mais il est parfois difficile de démêler dans ses demi-aveux la part de la réalité de celle du fantasme. Laissons les spécialistes prendre le risque de disserter sur le type de désirs, sur les pratiques, sur les fantasmes et sur les partenaires sexuels d’un écrivain qui avait mieux à faire que d’exposer sa vie privée dans son œuvre comme l’usage s’en est répandu depuis. Un autre passage de la dédicace de Proust à son ami défunt peut également nous éclairer sur ce qu’attendait le jeune homme de l’amitié. Comparant une longue maladie de son enfance à l’enfermement subi par les passagers de l’arche de Noé, et évoquant leur libération à la fin du déluge, il écrit : «  Quand commença ma convalescence, ma mère qui ne m’avait pas quitté, et, la nuit même restait auprès de moi, “ouvrit la porte de l’arche” et sortit. Pourtant, comme la colombe “elle revint encore ce soir-là”. Puis je fus tout à fait guéri, et comme la colombe “elle ne revint plus”. Il fallut recommencer à vivre, à se détourner de soi, à entendre des paroles plus dures que celles de ma mère ; bien plus, les siennes, si perpétuellement douces jusque-là, n’étaient plus les mêmes, mais empreintes de la sévérité de la vie et du devoir qu’elle devait m’apprendre  ». Ce passage qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher de la scène du début de Combray , lorsque le Narrateur doit s’endormir sans le baiser de sa mère, ne confirme-t-il pas que Proust ait dû toujours être en manque et en quête de tendresse dans un monde et un siècle où elle n’était guère de mise, y compris et d’abord à l’égard des enfants ? Les pages les plus apaisées de La Prisonnière montrent le Narrateur comblé par la présence douce, tendre, calme, à peine sensuelle de celle qui alors est plus son amie que son amante. Cet abandon dans la pure douceur de la présence d’un être cher, il l’a cherché sans doute indépendamment de tout projet spécifiquement amoureux (le pudique Robert Dreyfus parle de «  son profond besoin de sympathie humaine  ») et je gage qu’il l’a trouvé parfois aussi bien dans l’affection des amis hommes ou femmes de son monde, que chez les jeunes aristocrates qui prenaient soin de son confort et de sa santé, que dans la sollicitude sincère de ceux de ses domestiques qu’il a immortalisés – il faut entendre la douceur de la voix de Céleste Albaret quand elle parle de Monsieur Proust – et encore auprès de certains de ceux que nous supposons avoir été ses amants. Cette douceur, cette tendresse si précieuse parce que si rare, l’a-t-il connue auprès de Willie Heath ? Il en a certainement rêvé. Robert Dreyfus, qui a sans doute été un de ses plus fidèles amis, écrira en 1926 : «  La “tendresse” de Marcel Proust, c’était presque tout lui-même  ». Il suffit de lire sa correspondance avec Reynaldo Hahn pour se convaincre de ce besoin de partager de la tendresse qui a certainement orienté ses amitiés***, au moins autant que le désir physique. Pendant les vingt-quatre ans que leur amitié survivra à leur liaison charnelle, Proust ne cessera de couvrir Binibuls (et toutes les variantes les plus farfelues de son surnom) de lettres et de billets dans lesquels la tendresse la plus suave, la plus vitale pour le Poney ou Buncht (Marcel), se cache à peine sous l’humour. Si Proust multiplie à l’infini les « bonsjour », c’est que dans leur code d’éternels potaches, il faut lire autant de baisers. Dans une lettre de 1911 supposée adressée à Zadig, le petit chien de Reynaldo, Proust évoque à nouveau le chagrin que lui causait la séparation d’avec sa mère, et, s’assimilant lui-même au petit compagnon du musicien, il lui parle de la tendresse et de la souffrance que l’on éprouve à en manquer. En 1912, il écrit à Hahn : «  Mon cher petit Gunimels, c’est moi que votre petit télégramme fait pleurser, mais genstiment. Genstil mais je n’aime que vous. Si je vous le laisse tant ignorer c’est pour éviter tyrannie… Mon genstil votre petit mot de ce matin restera dans les souvenirs de notre amitié et de ma vie (pléonasme) comme une des deux ou trois choses qui m’a le plus ému et ravi  ». Hahn a trente-huit ans, Proust en a quarante-et-un, ils se connaissent depuis dix-huit ans et ils utilisent toujours ce ton d’amitié tendre, se réclamant implicitement d’une innocence enfantine et ce « gentil » que Montesquiou avait interdit comme étant le signe d’une insupportable mièvrerie. Après la guerre, Proust proposera encore à Reynaldo de vivre avec lui, comme il l’avait rêvé avec le « gentil » Willie Heath vingt-cinq ans plus tôt. Il y aurait un livre à écrire – peut-être a-t-il été écrit – sur les acceptions variées de l’adjectif gentil chez Proust, leurs points communs étant l’euphémisme et la pudeur. Si on s’avisait de « traduire » Proust en langage moderne, comme on le fait pour Rabelais ou pour Montaigne et comme on sera peut-être obligé de s’y risquer quand le lexique de Proust sera devenu totalement hermétique aux lecteurs de demain, deux adjectifs, dont Proust use dans son œuvre et abuse dans sa correspondance privée, ne manqueront pas de poser d’insondables problèmes à ces futurs transcripteurs : gentil et exquis. Pour des lecteurs de mon âge, ces adjectifs restent heureusement à la fois délicieusement surannés et subtilement amphibologiques. La première lettre conservée d’un Marcel de seize ans à sa mère est ainsi adressée «  Mon exquise petite Maman  ». Hélas dans la même lettre, pour prouver à sa mère à quel point il a bien dormi, il précise « … bouche exquise, sommeil calme, parfait  ».   * Le terme homosexuel a commencé à être usité en France en 1908 à la suite du procès Eulenbourg, une affaire de mœurs qui touchait de près le pouvoir allemand. ** Le docteur Adrien Proust, commandeur de la Légion d’Honneur, aurait-il été plus étonné que fier de voir son fils cadet, qui s’était illustré pendant la guerre par une conduite exemplaire et avait été fait officier de la Légion d’Honneur, remettre à son aîné la croix de chevalier que lui valut sa tardive notoriété littéraire ? *** « … notre douce, notre profonde, notre impénétrable amitié. Quand il est triste et glacé, j’y couche frileusement mon cœur. Ensevelissant même ma pensée dans notre chaude tendresse, ne percevant plus rien du dehors et ne voulant plus me défendre, désarmé, mais par le miracle de notre tendresse aussitôt fortifié, invincible, je pleure de ma peine, et de ma joie d’avoir une confiance où l’enfermer  » (M. Proust, Les Plaisirs et les Jours ).   (à suivre)

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