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Des amis inconnus (3)

Il peut paraître étrange que le même jeune Anglais inspire à Proust une référence à Van Dyck et à Vinci. Ce rapprochement inattendu pourrait peut-être nous éclairer sur l’ambigüité de ces amitiés platoniques du Proust de vingt ans. Mais il nous révèle aussi et surtout un des liens les plus directs entre la vie et l’œuvre de Proust : sa sensibilité artistique. On a, depuis quelques décennies, beaucoup glosé sur le rapport existant forcément entre ce qu’on savait et surtout ce que l’on ignorait de la sexualité de Proust et son œuvre littéraire. Il est plus pertinent et en tout cas moins sujet à caution de relever ce que la Recherche doit à la profondeur et à la spécificité de la culture artistique de Proust. Les personnages de Vinteuil et d’Elstir avec leurs multiples clés prouvent l’intérêt que Proust portait à la musique et à la peinture mais on ne mesure pas toujours la prééminence qu’exercent les arts et ceux-là en particulier sur toute autre préoccupation dans la vie de l’auteur. On ne peut oublier que Proust, qui en mai 1921 ne quittait plus la chambre où il devait bientôt mourir fut capable de surmonter plusieurs malaises pour visiter l’exposition Vermeer et revoir la Vue de Delft découverte jadis comme «  le plus beau tableau du monde  » lors d’un voyage éprouvant en Hollande. Plus jeune mais en butte à d’effroyables crises d’asthme, il était capable de ne pas dormir pendant trente-six heures pour pouvoir aller visiter en automobile (une automobile de 1900 !) une cathédrale vantée par Ruskin. Son homosexualité a sans doute influencé de façon significative son œuvre mais sans le regard que pose Proust sur les œuvres picturales ou architecturales, sans l’oreille qu’il prête à la musique, A la recherche du temps perdu n’existerait simplement pas. Robert de Billy, un autre des amis de jeunesse de Proust, lui a fait remarquer un jour au Louvre le tableau de Van Dyck représentant le jeune duc de Richmond qui va mourir bientôt à la guerre et porte déjà, prétend de Billy, l’ombre de la mort sur son visage. Willie Heath aurait eu aussi ce regard triste et cette beauté sérieuse d’un jeune homme que la mort guettait. Proust, en tout cas, lui en attribue la prémonition a posteriori. Van Dyck est un des plus grands maîtres de l’histoire de la peinture occidentale. On le considère comme le plus grand portraitiste depuis le Titien. Proust en est conscient et il a pour lui une grande admiration qu’il traduit par un long poème publié dans Les plaisirs et les jours et qu’illustre Reynaldo Hahn par une œuvre pour piano et récitant intitulée Portraits de peintres . Le poème ne mérite pas la postérité et la musique charmante de Reynaldo Hahn se passerait de la déclamation des vers de Proust par le récitant. Mais la maladresse de l’hommage ne met pas en cause sa sincérité. À une époque où on ne connaissait des tableaux que les originaux des musées ou des collections privées, et, à défaut, des gravures ou des reproductions photographiques en noir et blanc, il est difficile de savoir quels portraits de Van Dyck avait pu admirer Proust. Une récente (2008) exposition Van Dyck au musée Jacquemart-André a mis en évidence, à mes yeux du moins, qu’aucune représentation photographique des tableaux de Van Dyck ne rendait justice à la lumière qui irradie de ces précieuses toiles, et donc de la vie qui émane de ces portraits sublimes. Ce que le regard de Proust ajoute à son admiration dont il est évident qu’elle est qualitativement et quantitativement supérieure à celle, impérative et hâtive des consommateurs d’art que nous sommes, c’est qu’il est capable de poser ce même regard sur des êtres vivants, plus précisément, qu’il ne fait pas de différence d’un point de vue sensoriel mais aussi affectif entre la vision qu’il a du jeune Willie et celle du duc de Richmond peint par Van Dyck. Il peut voir Willie comme une œuvre d’art et tomber amoureux du portrait du duc. Et il a, avec les deux, les mêmes entretiens d’âme à âme, explicites ou silencieux, mais dans lesquels il engage déjà la matière de son œuvre à venir. Mais Proust sait probablement aussi que pour le Saint Jean-Baptiste que Léonard, son peintre de prédilection à l’époque, a peint, le doigt levé vers le divin mystère, c’est Gian Giacomo Caprotti qui a posé, celui qui fut pendant trente ans l’élève de Vinci et qui était, à sa mort, le propriétaire de la Joconde. Le maître l’avait adopté quand il avait dix ans. À l’âge où Vinci le peint sous les traits d’un Jean-Baptiste d’autant plus équivoque qu’à nous, il paraît faire un doigt d’honneur*, le petit diable, « Salai », ainsi que l’appelait Léonard, était sans doute son amant. Ainsi, quand Proust révèle à son défunt ami qu’il lui est apparu sous les traits du saint Jean-Baptiste de Vinci, n’avoue-t-il pas qu’il cherchait en lui à l’époque – sans le savoir, sans se l’avouer ? – le compagnon qu’il a trouvé depuis en la personne de Reynaldo. Lorsque, toujours dans la même adresse à Willie Heath, il poursuit : « … vivre de plus en plus l’un avec l’autre, dans un cercle de femmes et d’hommes magnanimes et choisis, assez loin de la bêtise, du vice et de la méchanceté pour nous sentir à l’abri de leurs flèches vulgaires  », ne désigne-t-il pas justement ce cercle qui va abriter ses amours avec Reynaldo Hahn ? Il serait maladroit de tenter d’évoquer la sexualité de Proust avec les mots et les concepts du vingt-et-unième siècle. Il faut noter d’ailleurs que l’œuvre scientifique de Freud qui a définitivement infléchi tout ce qui a trait à la sexualité est inconnue de Proust de même que l’œuvre littéraire de Proust et a fortiori la psyché de son auteur, si riches de résonnances psychanalytiques prémonitoires, sont inconnues de Freud**. On a commis assez d’absurdes simplifications depuis la parution de la Recherche, en affirmant qu’il fallait y trouver les clés de la vie, des amitiés et des amours de son auteur, grossièrement dissimulées dans des transpositions sommaires. C’est hélas la rançon d’une gloire aussi universelle que celle de Proust d’avoir suscité les analyses les plus subtiles, les études les plus profondes à côté de commentaires plus péremptoires que pertinents. Au risque de tomber dans des schématisations hâtives, on peut distinguer sommairement trois types d’amis dans le parcours affectif de Proust. Marcel enfant puis adolescent, tant qu’il est amoureux de jeunes filles en fleurs (ou en boutons car ses amours sont précoces), mais surtout de femmes plus âgées qu’il ne peut aimer que platoniquement, Mme Straus, Laure Hayman…, recherche l’amitié de garçons de son âge et de sa condition : des jeunes gens de la bourgeoisie aisée comme Jacques Bizet, Daniel Halévy, Robert Dreyfus, puis Lucien Daudet, Reynaldo Hahn, Robert de Flers… Avec ceux-là, il partage une éducation, un mode de vie et des goûts artistiques communs, « voire plus si affinités ». Le comte Robert de Billy, connu lors de son service militaire que Proust fait à dix-huit ans en devançant l’appel, est déjà de la deuxième catégorie d’amis, ceux qui seront les modèles de Saint-Loup : les princes Antoine et Emmanuel Bibesco, le comte Bertrand de Salignac-Fénelon, Gabriel de La Rochefoucauld (de ce dernier on disait « Ce n’est pas le La Rochefoucauld des Maximes mais le La Rochefoucauld de chez Maxim’s »), le prince Constantin de Brancovan, auxquels se joindront ou succéderont plus tard Georges de Lauris, le prince Léon Radziwill, le marquis puis duc d’Albufera, enfin les dernières « amitiés » aristocratiques pour le duc Armand de Guiche ou le prince Pierre de Monaco précédemment comte de Polignac. Tous ces fils de la plus haute noblesse, légèrement plus jeunes que Proust, cultivés, aimant les arts, d’une éducations parfaite, rejetant souvent les tutelles familiales trop pesantes – ils sont généralement dreyfusards donc considérés comme contestataires – néanmoins imbus de la supériorité de leurs origines sociales, tous (?) hétérosexuels et homophobes (pour employer une terminologie anachronique), tous fortunés, élégants, jeunes et beaux, représentent pour Proust le produit le plus accompli de la plus haute tradition historique et culturelle ; ce sont des œuvres d’art vivantes. La princesse Bibesco, cousine des frères Antoine et Emmanuel écrira plus tard que Proust identifiait Emmanuel aux églises qu’ils aimaient tous deux. Emmanuel, l’aîné, le plus grand, peut-être le plus beau des frères franco-roumains était un « collectionneur de cathédrales » et celles qu’il ne put emmener son ami Marcel visiter – il l’avait entraîné à Laon et à Chartres en 1902 dans son automobile fermée –, ce parlementaire et diplomate roumain de vingt-cinq ans lui en montrait des photographies qu’il prenait et tirait lui-même. La mère d’Emmanuel et Antoine est la tante d’Anna de Noailles ; elle a connu Liszt, Wagner et Gounod. Ses fils croisent chez elle en 1900 Anatole France, Debussy, Maeterlinck, Bonnard, Vuillard et Odilon Redon. Deux siècles et demi plus tôt, ces princes auraient été naturellement des modèles pour Van Dyck comme le jeune duc de Richmond. Les amis de la troisième catégorie auraient plutôt été familiers du petit diable de Léonard. Ce sont tous ces beaux garçons du peuple dont Proust recherchait la compagnie, chauffeurs, secrétaires, domestiques, liftiers et grooms de palaces, livreurs ou télégraphistes… De ceux-là, le plus visible est Alfred Agostinelli dont on a dit un peu vite qu’Albertine était une simple transposition féminine. Il ne fut pas celui qui resta le plus longtemps dans les faveurs de Proust comme Albert Nahmias ou Henri Rochat mais sa mort lui conféra l’auréole des martyrs. Plus et à la fois beaucoup moins qu’un ami, son chauffeur-secrétaire, disparu en mer lors de son deuxième vol en solitaire en aéroplane, fut sans doute le plus grand et certainement le plus douloureux amour de Proust, sachant toutefois que son seul véritable amour fut pour sa mère et que sa plus profonde amitié fut sans conteste pour Céleste Albaret. Mais toute explication simplificatrice en ce qui concerne Proust, toute tentative d’élucidation des « clés » de la Recherche est sujette à caution. Les premiers biographes de Proust avaient affirmé sur la foi des déclarations de Proust lui-même mais sans l’analyse précise à laquelle Jean-Yves Tadié a soumis cette obsédante question, dépassant ainsi de loin les exigences d’une simple biographie, que chaque personnage, chaque lieu, chaque situation de la Recherche est inspiré par tout un écheveau, souvent inextricable, de réminiscences volontaires ou inconscientes. Proust, observateur d’autant plus curieux de tout qu’il passe la majorité de ses jours reclus dans une chambre, utilise tous les matériaux qu’il peut glaner lui-même ou se procurer par ses incessantes demandes à ses amis pour en nourrir sa création. Il a lui-même fourni dans son énorme correspondance de nombreux exemples, parfois contradictoires d’ailleurs, de la façon dont il composait un personnage avec tel trait de caractère pris à telle personne réelle, avec tel détail physique relevé sur telle autre, empruntant un mot d’esprit à l’un, son nez, son château ou un ruban à un autre et ainsi comment Madame Straus pouvait être Odette pour les fleurs qu’elle aimait et la duchesse de Guermantes pour ses chaussures rouges ou ses réparties… Il est probable que le prénom « Albertine » ait été inspiré à Proust par celui d’Albert Nahmias qui était son secrétaire lorsque le personnage a commencé à revendiquer sa place et un nom dans le futur livre. Mais lorsqu’on demandait à celui qui fut longtemps le secrétaire de Proust s’il était Albertine, il répondait : « Nous étions plusieurs ! ». Un des apports décisifs des travaux de Jean-Yves Tadié est d’établir que ce personnage d’Albertine, comme bien d’autres moins centraux, apparaît déjà sous d’autres occurrences féminines dans Jean Santeuil et dans des nouvelles, qu’il se dessine peu à peu à travers diverses métamorphoses et que si sa fuite et sa mort sont directement inspirées par Agostinelli, en faire le double féminin du chauffeur-aviateur relève d’une méconnaissance absolue du processus de création chez Proust. Dans ses Souvenirs sur Marcel Proust, Robert Dreyfus confirme énergiquement que la Recherche n’est nullement un roman à clés au sens où on l’entend habituellement et il ajoute «  Dans ces mémoires métamorphosés par l’imagination créatrice, le lecteur ne rencontre guère qu’un seul portrait fidèle, mais celui-là poussé jusque dans ses nuances les plus subtiles et profondes, et c’est le portrait de Marcel Proust lui-même  ».   * Exemple type d’un anachronisme doublé d’un contresens puisque le geste du doigt levé, à l’imitation du Saint Jean-Baptiste du Louvre, passait pour une façon élégante de ponctuer ses phrases ; Montesquiou en avait lancé la mode, suivi par Lucien Daudet et Cocteau.   ** Jean-Yves Tadié a étudié ces parcours parallèles dans Le Lac inconnu. Entre Proust et Freud (Gallimard 2012), livre prodigieusement intéressant que l’on ne saurait trop déconseiller à un lecteur de Proust qui n’aurait au préalable lu sa biographie par le même J. Y. Tadié et qui ne serait familier de tout l’œuvre de Proust y compris sa correspondance, mais ouvrage qui, sous cette condition, devient incontournable pour un lecteur d’aujourd’hui.   (à suivre)

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