Des amis inconnus (7)
Dans la chronique intitulée Vacances de Pâques , publiée dans le Figaro le 25 mars 1913, le grand public, s’il y avait été attentif, aurait pu mesurer déjà l’évolution qui s’était produite dans l’écriture et dans la pensée de Proust depuis ses écrits de jeunesse. Cette page qui sera exploitée dans la Recherche sinon reprise mot à mot, illustre parfaitement la différence entre la mémoire volontaire étudiée par Bergson et la mémoire inconsciente que le Narrateur découvrira bientôt dans sa tasse de thé ou sur les pavés inégaux de l’hôtel de Guermantes et qui, quand elle est sollicitée par une émotion nouvelle ou une sensation oubliée ouvre une infinité de réminiscences en cascade. L’écriture de Proust ne peut dès lors que se plier aux nécessités propres à cette inflorescence mémorielle en accumulant les incidentes, en doublant, en triplant les adjectifs sans craindre les oxymores, en allongeant indéfiniment les phrases de peur qu’un point final prématuré ne tarisse le flot des métaphores souvent inattendues, parfois saugrenues au point de préfigurer l’écriture automatique des surréalistes, et ne brise le charme qui s’opère sous nos yeux d’abords incrédules puis enchantés jusqu’à l’addiction. Enfin le temps est aussi le renouvellement éternel des jours et des nuits, le cycle des saisons, les révolutions astrales et donc l’idée que tout renaît dans la nature mais aussi chaque jour dans nos vies. Si Proust s’est montré si sensible à la nature, s’il n’avait pas besoin des roses de Madeleine Lemaire pour illustrer son amour des aubépines, son goût pour les pommiers et les poiriers en fleurs et pour toutes les fleurs des champs et des jardins de son enfance que la maladie le privait de respirer, s’il a mis tant de fleurs dans ses pages et s’il en a tant offert dans la vie, n’est-ce pas aussi parce qu’elles sont à la fois le symbole charmant de l’éphémère et celui du renouveau perpétuel. On sait que, depuis Proust, les jeunes filles sont en fleurs. Léon Pierre-Quint, qui relève cette allusion aux fleurs dans ce titre, rappelle que Proust collégien était féru d’histoire naturelle et que l’écrivain accumule les comparaisons entre l’espèce humaine et des espèces végétales ou animales peu communes révélant une grande culture de botaniste et de naturaliste. Mais il n’y a pas que les jeunes filles ; la princesse Bibesco raconte cette dernière visite que son cousin Antoine voulut faire à l’improviste à Proust quelques mois avant sa mort. Il sortait du théâtre avec sa cousine et son épouse. Il sonne deux fois, signal convenu avec son ami pour ces visites nocturnes. Céleste ouvre : « – Monsieur vient d’avoir une crise effroyable ; il respire à peine. Il est à craindre qu’il ne puisse recevoir personne, et même pas le prince Antoine, qui lui fait toujours, en venant, un immense plaisir… Mais Marcel Proust a reconnu le coup de sonnette fatidique. Céleste qui a disparu sans achever sa phrase, reparaît pour nous apprendre, avec une voix d’une douceur inimitable, qu’Antoine est appelé mais qu’Elizabeth et moi sommes priées de ne pas dépasser le seuil du petit salon. Et elle ajoute : – Monsieur craint beaucoup le parfum des princesses… Comme si nous étions de vraies fleurs ! » Notons toutefois que Céleste Albaret, dans sa tardive croisade contre les mythes qui entourent « Monsieur Proust » conteste formellement cette jolie anecdote comme bien d’autres publiées par les amis de Proust. Nous sommes condamnés à voir le temps fuir, se perdre et nous perdre, mais nous sommes soumis à cet autre temps indéfiniment renouvelable qui nous donne l’illusion de nous régénérer chaque jour, de revivre une nouvelle jeunesse à chaque printemps ; enfin nous pouvons trouver dans ce temps immobile, dans ce temps immuable des œuvres d’art, une ultime raison de nous accommoder de l’incoercible hémorragie . Et dans À la recherche du temps perdu ce sont ces trois temps du temps, celui qui s’écoule comme les longues phrases de Proust, celui des cathédrales et celui des fleurs ou des princesses, que Proust a entremêlés dans une composition dont personne avant lui et après lui n’a retrouvé l’alchimie secrète. L’émission de 1962 compilant des entretiens que Roger Stéphane a menés avec ceux des proches de Marcel Proust qui étaient encore de ce monde* m’avait paru, quand je l’ai découverte dans les années 80, assez agaçante. Il me semblait que seul Emmanuel Berl touchait l’essentiel tandis que les autres intervenants se perdaient dans des anecdotes mondaines ou de vains éloges. J’en voulais à Mauriac d’avoir éludé la question de l’homosexualité en refusant de la nommer tout en l’évoquant à mots couverts. C’était oublier qu’en 1962, on ne parlait pas à l’ORTF de ce qui était toujours répertorié en France comme une maladie et puni en tant que délit. J’avais trouvé que Céleste Albaret s’apitoyait avec une complaisance geignarde sur les derniers moments de son maître. Aujourd’hui j’étais ému aux larmes en revoyant ce document et la façon bouleversante dont l’émotion la brise encore quarante après ; l’enthousiasme de Mauriac m’a paru plus que sincère ainsi que sa commisération pour la souffrance qu’a endurée Proust, souffrance dont il ne peut pas nous dire alors qu’il en a connu lui-même l’amertume et dont il serait naïf de croire, concernant Proust, qu’elle ne désigne pudiquement que la souffrance physique que lui causaient ses crises d’asthme. Et surtout, Mauriac nous fait mesurer avec conviction l’extraordinaire révélation qu’a été la publication de la Recherche pour les jeunes auteurs du début du siècle, ce que confirment Paul Morand ou Philippe Soupault. Pourquoi ai-je si mal réagi à un film qui aujourd’hui me convainc et m’émeut ? Est-ce que je sous-estimais l’importance de Proust ou la tenais-je pour un fait acquis de tout temps de la même façon que nous sommes si familiers de la musique de Beethoven que nous oublions qu’elle a changé à jamais notre conception de l’esthétique musicale ? Ne serait-ce également parce qu’avec l’âge je suis plus sensible à la disparition des êtres chers et plus enclin à croire qu’ils continuent à vivre tant que ceux qui les ont connus et aimés sont encore là pour parler d’eux ? Enfin, il faut admettre que depuis que je fréquente ces personnes réelles ou fictives qui gravitent autour de Proust – et pour moi, elles sont désormais toutes fictives puisque toutes ont disparu –, je me suis pris d’amitié pour elles et non plus seulement pour « mon auteur ». J’ai plaisir à retrouver ces amis, dans leurs lettres, dans celles que leur écrivait Proust, dans leurs témoignages et ici en images animées. Hélas, tous ont terriblement vieilli – alors que je les ai connus si jeunes, allais-je écrire – ainsi que tous ceux qui composaient son monde apparaissent au Narrateur dans Le Temps retrouvé . Même les aimables anecdotes racontées par le duc de Gramont ou le marquis de Lauris qui, à première vue, me paraissaient oiseuses et indignes du grand génie qu’elles sont censées honorer, me semblent aujourd’hui respectables en ce qu’elles sont les dernières braises qui couvent encore dans une cendre bientôt froide. Pourtant comment croire que ces vieillards aient été dans leur jeunesse le bel Armand de Guiche, le gendre de la comtesse Greffulhe qui fut l’une des principales incarnations de la duchesse de Guermantes, ou le fidèle Georges de Lauris, son confident à l’époque de Contre Sainte-Beuve , que lui avait présenté en 1902 le cher Bertrand de Fénelon qu’ils ont pleuré tous deux en 1916, Fénelon qui est l’un des plus éminents modèles de Robert de Saint-Loup ? Daniel Halévy est le plus vieux et le plus ancien camarade de Proust, il a quatre-vingt-dix ans en 1962 et se souvient d’avoir froissé Marcel en écartant trop vivement la main que son aîné d’un an avait posée amicalement sur son épaule lorsqu’ils étaient lycéens à Condorcet. Paul Morand, sa femme que Proust connut quand elle vivait au Ritz et qu’on l’appelait Princesse Soutzo du nom de son premier mari dont elle portait aussi le titre, témoignent avec un étonnement admiratif de la fièvre avec laquelle Proust travaillait à son œuvre pendant la guerre. Jacques de Lacretelle est bien dans son rôle d’académicien et Cocteau dans celui de Cocteau, n’oubliant pas de se mettre lui-même en valeur en évoquant des souvenirs d’un Proust dont il ne semble pas mesurer de combien l’œuvre domine la sienne. Mais Emmanuel Berl reste le plus étonnant puisqu’il peut faire état de ses rencontres nocturnes, ce qui est normal, et orageuses, ce qui l’est moins, avec un Proust qui finit par lui jeter ses pantoufles à la tête en lui disant qu’il est décidément trop bête. Le soldat convalescent qui vient rendre visite à son lointain cousin refuse de croire à la solitude irréductible de l’homme, de souscrire à la conviction inébranlable de Proust selon laquelle l’amour ou l’amitié ne nous apprennent rien sur les personnes qui les inspirent mais seulement sur nous-mêmes par la souffrance que ces êtres aimés nous infligent. Le jeune Berl refuse enfin d’admettre que le mieux pour lui serait d’apprendre la mort de sa fiancée. On a du mal à imaginer ce Proust irascible mais n’est-il pas encore plus difficile de croire qu’épuisé par la maladie et l’insomnie, profondément accablé par la guerre meurtrière et interminable et obnubilé par la nécessité impérieuse de tenir tête à la mort tant qu’il n’aurait pas écrit le mot fin en bas de son dernier manuscrit, Proust ait pu rester l’homme d’une urbanité inaltérable, d’une gentillesse constante que célébraient ses amis du tout Paris à l’époque des salons, des Plaisirs et des Jours . Ce souvenir d’une fâcherie raconté avec humour par Berl est la note indispensable pour que l’émission échappe à l’hagiographie qui la guette. Mais il a aussi le mérite de mettre l’accent sur un point crucial de la philosophie – je serais tenté d’écrire « de la sagesse » de Proust. J.Y Tadié cite ce passage d’ Albertine disparue qui est essentiel pour la compréhension de la philosophie proustienne : « Pour Albertine je n’avais même plus de doute, j’étais sûr que ç’aurait pu ne pas être elle que j’eusse aimée, que c’eût pu être une autre. Il eût suffi pour cela que Mlle de Stermaria, le soir où je devais dîner avec elle dans l’île du Bois, ne se fût pas décommandée. Il était encore temps alors, et c’eût été pour Mlle de Stermaria que se fût exercée cette activité de l’imagination qui nous fait extraire d’une femme une telle notion de l’individuel qu’elle nous paraît unique en soi et pour nous prédestinée et nécessaire ». L’amour réduit sans la moindre ironie à une « activité de l’imagination » ! Déjà, dans la nouvelle des Plaisirs et les Jours intitulée La fin de la jalousie le jeune Proust avait disséqué, avec trop de minutie pour qu’on puisse ignorer les sources autobiographiques, les tourments qui entourent la fin d’un amour : l’amour est souffrance parce qu’il est constitué de l’impossibilité de connaître l’être aimé et par la jalousie qui accompagne cette incommunicabilité. S’en libérer serait donc un soulagement mais l’illusion dont nous nous affranchissons nous a appris néanmoins combien nous sommes faibles. Le héros de la nouvelle ne connaîtra enfin sa liberté, c’est-à-dire sa solitude, qu’à l’instant de sa mort. * Il faut voir l’émission dans sa version originale qui dure 1h27, disponible sur YouTube et non la version abrégée de 55 minutes qui y est également proposée. (à suivre)