Des amis inconnus (8)
Le premier, Léon Pierre-Quint explique que Proust a compris que « l’amour n’est qu’une création individuelle, due au hasard d’un caprice mécontenté et qui se prolonge tant que le désir est insatisfait ou se croit tel ». Il diffère toutefois de beaucoup des analystes ultérieurs de la conception proustienne de l’amour en ce qu’il en fait une découverte disqualifiant définitivement toute la conception romantique de l’amour et non une théorie séduisante mais discutable et qui aura d’ailleurs plus d’échos dans les développements de la psychanalyse que dans la littérature occidentale. Après Proust, libérés de la menace de ses pantoufles, les héros de romans et leurs lecteurs, décidément incorrigibles, continueront à croire à l’amour comme à une « réalité extérieure à eux, solide, immuable ». La faille possible de l’argumentation proustienne que Pierre-Quint se garde bien d’exploiter est qu’à part peu de temps avec Reynaldo Hahn, Proust n’a sans doute connu le bonheur amoureux que dans sa phase initiale, quand il se nourrit de l’illusion de la perfection de son objet et donc, inévitablement, d’un probable refus de réciprocité. Mais a-t-il souvent vu son désir satisfait ? Le souhaitait-il seulement lorsqu’il idéalisait des jeunes hommes qui auraient déchu à ses yeux s’ils lui avaient cédé ? Quand Proust s’entoure de secrétaires ou de domestiques qui sont éminemment hétérosexuels, et qui ne cèdent donc à ses désirs que par complaisance vénale, à supposer que Proust les y incite, peut-on parler de caprices contentés ? En tout cas, il est avéré que, si c’était le cas, la satisfaction des désirs n’entraînait pas la disgrâce rapide de l’élu selon la théorie explicitée par Léon Pierre-Quint. Mais il est beaucoup plus probable que Proust n’ait surtout connu que des amours fantasmées et donc d’autant plus durables, pour des jeunes hommes par lesquels il savait qu’il ne serait jamais aimé et nullement désiré. Cette résignation à des relations platoniques, à la fois logique et morale, dès lors que Proust n’érigeait pas comme Montesquiou sa « différence » en supériorité, n’était sans doute pas de nature à lui faire tenir en haute estime un sentiment qui lui procurait plus de souffrances que de plaisirs. Mais Pierre-Quint a certainement raison de s’insurger contre ceux qui prétendent que Proust n’a jamais aimé. Tout son œuvre et dès Un amour de Swann , comme le souligne Mauriac à son tour, apporte la preuve que Proust savait de quoi il parlait. Quelle part faisait-il à l’accomplissement du plaisir sexuel dans son expérience amoureuse ? Nous ne le saurons sans doute jamais mais cette part eût-elle été minime, rien ne permettrait pour autant d’affirmer que des amours même fantasmées, mais résignées à de chastes affections n’aient pas été profondément et douloureusement vécues. Il me semble, en revanche, pertinent de s’interroger sur la sincérité de ce dénigrement du sentiment amoureux. J’y vois, peut-être à tort, trop de dépit pour qu’il soit vraiment convaincant. S’il le considère désormais comme un poète de second ordre, l’ancien admirateur de Musset a-t-il à ce point renié son théâtre dont, adolescent, il guettait sur les colonnes Morris les représentations à la Comédie Française ? Devant la véhémence, si peu dans les usages de Proust, qui le pousse à chasser son jeune visiteur faute de pouvoir le convaincre de l’inanité du sentiment amoureux, on ne peut qu’être tenté de lui citer Musset qui voyait dans l’amour la seule rédemption*. Emmanuel Berl était-il moins facile à convaincre que Léon Pierre-Quint parce qu’il était fiancé avec une jeune fille à laquelle il trouvait objectivement des charmes et dont il était aimé ? Avec une fausse naïveté, Roger Stéphane demande à Emmanuel Berl pourquoi ce refus de croire à l’impossibilité de l’amour blessait son hôte et Berl lui répond simplement que si l’amour pouvait établir entre deux êtres une réelle communication, Proust aurait connu ce dialogue fusionnel avec sa mère. L’argument n’est peut-être pas aussi fort qu’il n’y paraît puisque si Proust a connu une des pires et des plus constantes souffrances morales dans la relation affective avec sa mère parce qu’il savait qu’il la faisait lui-même souffrir par sa maladie et par son « inconduite » amoureuse, on peut aussi penser qu’il y avait entre ces deux êtres les conditions d’un bonheur ineffable (la formule dépasse ici la « louchonnerie »** et revendique son sens littéral) dans la mesure où cette souffrance réciproque était justement le gage, la contrepartie d’une véritable connaissance de l’autre et non seulement de soi-même. Berl n’avait peut-être pas tort de tenir tête à Proust. Et pourtant, il ne disposait pas de l’importante pièce à conviction que constitue la correspondance de Proust avec sa mère. Ce qu’il reste de cette correspondance, nous éclaire aujourd’hui différemment de ce qu’en a dit Philippe Kolb lorsqu’il l’a publiée en 1953, insistant à juste titre dans sa préface sur l’humour de Mme Proust et peut-être moins légitimement sur son immense bonté. Je ne vise pas son humour justement, bien qu’il ne soit pas toujours tendre et dénote souvent une causticité peu compatible avec la générosité dont on crédite généralement Jeanne Proust. Je m’interroge plutôt sur sa sollicitude envahissante à l’égard d’un fils de trente ans dont elle ne supporte pas avec autant de compassion qu’on ne l’a retenu les souffrances qu’il endure ni les méthodes empiriques par lesquelles il essaye de s’en prémunir et moins encore l’inactivité à laquelle elles le contraignent. Les terribles lettres de fin 1902et du début 1903 dans lesquelles Proust reproche à sa mère, avec tant de tendres circonlocutions, les brimades qu’elle lui impose en donnant aux domestiques des ordres contraires à son confort, en contrecarrant ses projets d’invitations à des repas dont il estime avoir besoin pour sa carrière alors qu’elle admet parfaitement ces pratiques mondaines courantes quand elles favorisent les visées professionnelles de son cadet ou de son mari, ne la rendent pas aussi sympathique et attentionnée qu’on ne la dépeint sur la foi de l’évidente tendresse que son fils lui vouait et de la peine immense que lui a causée sa mort. Il est évident que ce couple avait développé une relation privilégiée de tendresse et de compréhension mutuelle assez rare entre une mère et son fils, relation souvent caricaturée d’ailleurs quand il s’agit d’une mère juive stigmatisée comme abusive et a fortiori d’un fils homosexuel censé être efféminé et frivole. On ne peut s’empêcher toutefois de penser que cette relation se nourrit accessoirement, sinon principalement, en exploitant le sentiment de culpabilité qu’éprouve Marcel Proust non pas tant à cause de sa maladie mais de l’inactivité à laquelle elle le condamne trop souvent. On ne peut reprocher à Madame Proust d’avoir cherché, dans le propre intérêt de son fils, à le mettre en garde contre des amitiés que sa morale, conforme à celle de son époque, condamnait sans appel, et qu’il lui était sans doute impossible d’évoquer clairement avec lui. Mais ajouter à cette culpabilité, que l’on peut juger inévitable, d’éternels contrôles et de fréquents reproches sur la façon dont son fils adulte gère sa santé semble trop induire que, comme beaucoup de ses proches, elle ne croyait pas vraiment à la pathologie, mal connue y compris de nos jours, de l’asthme et qu’elle en attribuait trop facilement la cause à une paresse ou à une faiblesse de caractère de son aîné. Certes elle souffrait beaucoup de voir souffrir son fils mais, dans ses réponses aux lettres de Marcel qui se désole de l’inquiéter, elle ne sait pas lui dire (ou je ne sais pas lire) qu’il ne doit pas aggraver ses maux en s’en accusant comme d’une faute et en se reprochant les tourments que toute mère éprouve « normalement » lorsque son fils est malade. Proust gardera après sa mort une grande culpabilité, comme si c’était lui qui l’avait tuée par les soucis qu’il lui causait. Au risque de verser dans une interprétation psychanalytique sommaire, je vois dans cet amour qui les lie, comme peut-être dans tout amour fusionnel, une part de sadomasochisme dont les manifestations épistolaires n’ajoutent rien à la gloire de Madame Proust. On doit équitablement observer que son fils, dans ses lettres, détaillait ses maux avec une complaisance méticuleuse que les questions de sa mère ne justifiaient pas forcément. On peut d’ailleurs se demander si la transposition de ses relations avec sa mère sur le personnage de la grand-mère dans la Recherche ne serait pas liée à la trop grande douleur intime qu’aurait impliquée, pour ce psychologue intransigeant, ce psychanalyste avant l’heure***, la nécessité d’analyser dans ses plus obscurs secrets une affection qu’il n’avait pas envie de revivre. En idéalisant sa mère sous les traits de la grand-mère du Narrateur, il pouvait rester fidèle à son amour en trahissant un peu sa mémoire. Voilà certainement une hypothèse que Proust n’aurait pas admise mais je ne pouvais manquer à mon « amitié » pour lui en ne l’émettant pas. Mais le premier reproche que l’on est tenté de faire à cette mère, par ailleurs bien en avance sur son temps par la place qu’occupent ses enfants dans sa vie, au point de passer pour une mère abusive, reproche forcément injuste puisque je l’en accuse a posteriori, est de n’avoir pas perçu que son fils portait en lui les germes d’une immense œuvre littéraire. Mais est-ce que son fils a tenté de la mettre sur la voie de cette révélation ? Car il en était conscient ou du moins, il en avait une intuition assez forte pour supporter la dureté de son sort. Quand justement, dans la préface du livre de J.Y. Tadié sur Proust et Freud intitulé Le lac inconnu, je lis qu’en 1902, Proust écrivait à Antoine Bibesco : « Depuis que j’ai tourné mon regard en moi, cent personnages, mille idées me demandent un corps », je me demande si Proust a jamais dit ce genre de choses à sa mère qui était au moins aussi apte à les comprendre et à en faire son profit que le séduisant et imprévisible prince-diplomate. N’a-t-il pas préféré continuer à faire l’âne, en minimisant ses ambitions littéraires, pour avoir du son, en l’occurrence la tendresse de sa mère ? On a souligné le dévouement avec lequel Madame Proust a secondé son fils dans ses travaux sur Ruskin. Elle a prouvé ainsi des qualités et des compétences intellectuelles que nul ne songe à discuter. Christian Péchenard, toujours provocateur, écrit toutefois dans son livre tendant à réhabiliter Adrien Proust en tant que modèle admiré par son fils et plus profondément aimé que ne l’aurait été sa mère, ce que prouverait entre autres le choix d’Illiers pour en faire Combray****, livre dont l’ironie sentencieuse et le gout immodéré de la formule, nuisent souvent à la pertinence des observations et à la hardiesse des propositions : « Si elle avait vécu vingt ans de plus, Marcel aurait traduit l’œuvre complète de Ruskin qu’il détestait, mais sa mère parlait l’anglais ». On ne suivra pas forcément ce brillant avocat de la cause d’Adrien Proust dans son antipathie flagrante envers Jeanne Weil mais il est légitime de se demander si elle a jamais pris conscience du génie de Proust ? N’a-t-elle pas eu tendance, elle aussi, à ne voir dans son fils qu’un dilettante, capable de donner à la presse des articles spirituels et, à condition d’y être aidé, de traduire un auteur anglais, aujourd’hui totalement oublié, devant le génie duquel il s’effaçait. Si elle avait vécu assez pour mesurer la véritable ampleur de son œuvre et constater sa gloire tardive, ne se serait-elle pas accusée à son tour d’avoir bien mal assuré à son génial enfant les conditions idéales qui lui auraient permis de créer sereinement cet œuvre. Elle avait évidemment sous-estimé le prix dont Marcel Proust la payait déjà avant même de l’avoir entreprise et elle ne lui en aurait peut-être pas allégé la charge autant qu’elle l’aurait certainement fait si elle en avait eu une exacte perception. Les deux réalités sur lesquelles ont porté les doutes de Madame Proust, moins que ceux de la plupart de ses proches certes, mais assez pour qu’on ne puisse l’en absoudre complètement : la gravité de la maladie de son fils et l’importance de son génie littéraire, sont évidemment liées et confortent ces doutes dans un cercle vicieux. Parce qu’elle n’était pas toujours sûre qu’il fût vraiment malade elle le croyait souvent paresseux et parce qu’elle n’était pas convaincue de son génie, elle le laissait s’accuser de ne pas travailler alors que l’on a compris a posteriori que, malgré des souffrances qui ont fini par le tuer, il n’avait cessé toute sa vie de préparer l’éclosion de son œuvre gigantesque. Madame Proust était une mère admirable, comme beaucoup de mères, et sans doute un peu plus, mais son fils était un être exceptionnel, infiniment plus qu’elle ne le savait et qu’il n’a su le lui dire. Quant à la question, pour en revenir à Roger Stéphane et à Emmanuel Berl, de savoir pourquoi Proust perdait son temps si précieux à essayer de convaincre un visiteur borné, la réponse en est également donnée, finalement plus convaincante : « Proust ne s’intéressait qu’aux développements de sa pensée ». Ainsi face à un contradicteur coriace, pouvait-il pousser à bout ses raisonnements et nourrir ainsi sa pensée et donc son œuvre qui seule comptait désormais. * « Le monde est un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelques fois ; mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui » , Alfred de Musset : On ne badine pas avec l’amour . ** Les louchonneries, dans le code employé par Proust et Lucien Daudet et auquel Reynaldo Hahn était également initié, stigmatisaient les lieux communs et autres formules creuses censées faire loucher des lecteurs exigeants. *** Le livre de Jean-Yves Tadié Le lac inconnu sur Proust et Freud (Gallimard 2012) est essentiel sur la façon dont les théories de Freud se trouvent illustrées et confirmées par la vie et l’œuvre de Proust qui les ignorait. **** Christian Péchenard soutient à bon droit que Marcel n’ayant séjourné à Illiers que quatre fois quinze jours à Pâques, il y a forcément transposé nombre d’impressions et d’expériences qu’il a connues en fait à Auteuil dont il ne parle jamais. En particulier, il n’y a probablement jamais vu d’aubépines alors qu’il s’en trouvait dans le jardin d’Auteuil. Péchenard en tire la conclusion que cette transposition est un hommage secret à son père. (à suivre)