Djihadisme, dernières analyses.
Je reviens cette semaine encore sur la revue Politique Etrangère de l’IFRI de cet été, particulièrement riche. Sur – non pas un dossier, cette fois ci, mais trois articles majeurs, dont la teneur est de nature à nourrir nos réflexions de rentrée, sur un sujet – « le » sujet – de tout premier plan : le Djihadisme et le terrorisme. Myriam Benraad – une des meilleures spécialistes de l’Irak en France – démontre que « défaire Daech (est) une guerre tant financière que militaire ». « Organisation terroriste la plus médiatisée et la plus redoutée de la nébuleuse djihadiste mondiale, l’État islamique a bâti sa puissance militaire et politique sur le développement d’une véritable économie de guerre… Daech est en 2015 le groupe armé le plus riche du monde ». A la tête d’immenses territoires conquis, c’est de ce terrain – fixe – qu’ils tirent d’abord les ressources – racket, rançons, pillages, revente et trafic des biens archéologiques. Où l’on voit qu’il n’y a pas que de barbares réactions face à « la » civilisation, mais de bien matériels et cyniques programmes. Ressources du pétrole, du gaz (« 850.000 dollars de pétrole par jour ont été vendus en 2014, par Daech »), confiscation des troupeaux ou récoltes dans les riches plaines fertiles. Et puis, mise sous coupe réglée des habitants par « gestion » étatique ordinaire du territoire, notamment en faisant tourner la machine fiscale. Daech ne se présentait-il pas auprès des habitants comme « le » protecteur et l’organisateur, suppléant aux déficiences et corruptions multiples des régimes précédents. Comme un peu partout, l’Islamisme prétend à aider, et achète ses supporters. Puissance financière pouvant être cependant sur le déclin ; « même avant la contre offensive militaire alliée de 2014 ». Des incompétences techniques dans la gestion des biens énergétiques, des liquidités en monnaie locale difficiles à utiliser, la perception rapide par les populations que les promesses d’aide et de redistribution « sociales » des Islamistes sont des arnaques ; tout ceci freine Daech. La lutte internationale se mobilise – de plus en plus – en vue d’assécher les fonds et leur utilisation par Daech ; bloquer les avoirs, rompre les flux, surveiller particulièrement internet pour empêcher les levées de fonds… Une guerre dans la guerre. Fondamentale. Indissociable de l’autre. Mais une course contre la montre, aussi. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, braque son projecteur, quant à lui, sur un groupe djihadiste qui terrorise l’Afrique, « Boko Haram, une exception dans la mouvance islamiste ? ». On connaît leur terrible violence dans les rapts et la façon dont ils traitent – à la barbare – les otages. Leur territoire, issu du Nigéria, s’étend de plus en plus en Afrique Noire. On lit, ça et là, des analyses comparatives qui les identifient comme les pendants de Daech (auquel ils se sont rattachés) en Afrique, allant jusqu’à leur octroyer un rêve de grand califat, eux aussi. L’article de l’IFRI veut relever les erreurs, les amalgames trop rapides, et – sans évidemment retirer la moindre dangerosité au groupe – dégage son identité au plus près. Secte religieuse à l’origine – 2002 – « ayant basculé dans le terrorisme après l’exécution de son fondateur Mohamed Yussuf par la police nigériane… elle demandait 10 ans avant Daech l’instauration d’un État Islamique strict ». Dérive qui « tue de plus en plus de paysans pour dissuader ceux-ci de rejoindre les milices que l’armée nigériane commence à lever dès 2013 », qui rapte des jeunes filles pour fournir des femmes à ses troupes, et dont l’essentiel ennemi réside dans la police et l’État nigérian particulièrement maladroit et violent avec sa population. Groupe, qui – à l’Africaine – s’arrange avec l’Islam, et ne rejette ni les amulettes, ni les procédures de sorcellerie. Depuis début 2015, une coalition internationale « veut déloger Boko Haram de ses sanctuaires ». Plus ici, qu’ailleurs, « la difficulté est d’éviter que les exactions des soldats et miliciens ne transforment l’insurrection djihadiste en révolte populaire » par un curieux balancement contre-productif. Pour ceux – extérieur – qui luttent contre Boko Haram, le contrôle des autorités nigérianes est une donnée à ne pas négliger. Des paramètres propres à l’Afrique noire, tels que les conflits ethniques, les déplacements de populations, sont à prendre en compte. Ainsi, des initiatives de blocus économique (interdire le commerce du poisson du lac Tchad, qui finance les Djihadistes) peuvent « fabriquer » leur lot de mécontents qui, à terme, nourriront Boko Haram. Par contre, et même si le groupe a de l’argent largement venu d’une population taxée et de divers trafics, l’armement, disparate, issu des restes des guerres du Tchad des années 70 et 80, ne peut être comparé à Daech, ni à Aqmi. La conclusion de l’auteur – sa thèse – est que c’est un groupe culturellement africain, pauvre, « dont les succès s’expliquent par les défaillances du gouvernement nigérian ». Enfin, en dernier point de ce triptyque djihadiste/IFRI, l’article de Lars Erslev Andersen « Terrorisme et contre-radicalisation ; le modèle danois », ajoutons… et ses failles , ouvre des fenêtres intéressantes. Que fait l’Europe face au terrorisme, est certes de tous les articles ou reportages. Organisations, forces, dispositifs particuliers, montée en puissance des outils de prévention ; façons d’envisager la répression… Ce « modèle danois » a l’intérêt de lister les agissements d’un pays, qui, depuis le 11 Septembre, a mis la lutte antiterrorisme et les préventions dans le champ de la contre-radicalisation au centre de sa politique, architecturant ainsi une « façon d’être aux dangers du monde », qui… hélas, ne lui a pas permis d’éviter en 2015 sa propre vague d’attentats. Sociaux démocrates, puis libéraux, les Danois ont d’entrée de jeu été très actifs politiquement, face aux éventuelles menaces, en créant des instances, et des procédures de lutte, mais aussi de repérage et de prévention. Leur système est de type heuristique ; le concept de djihadisme s’inscrivant au centre. « Celui-ci décrit la radicalisation comme un processus dans lequel une personne évolue depuis une phase au comportement normal, jusqu’à des phases, où, progressivement, elle diverge et atteint un point de rupture, séparant la pensée radicale de l’action violente, la réflexion, ou la théorie, des actes ». Réactivé depuis 2009, après leur affaire des caricatures de Mahomet, danoises à l’origine, ne l’oublions pas, et les gravissimes menaces qui suivirent, le système s’organise en pyramide. La base figure les communautés sensibles, à risques, au contact desquelles sont les acteurs sociaux, pouvant repérer et surveiller – sortes de vigies sociales – les enseignants, les policiers de quartiers, médecins, services sociaux ; la détection et les programmes d’action sont au niveau moyen articulés dans un vaste réseau d’information puis d’actions de proximité médianes. Des formations, réunions ; des référents spécialisés, et un numéro d’appel téléphonique unique, permettent d’acter une alerte, quand un repérage a été fait. En haut de la pyramide, de « vrais » dangers de radicalisation et donc de terrorisme, émergent (avec une grande probabilité), et sont pris en main par le Renseignement danois – le PET – et ses moyens lourds. On comprend bien que ce système vise à repérer, trier, faire émerger les « vrais » dangers, éviter de « tirer inutilement » sans cible avérée, gagner du temps, et former le plus possible d’acteurs sociaux variés à cette tâche citoyenne de vigie. Sauf, que… et l’article démonte le mécanisme facilement : on peut se tromper sur la cible, aboutir à une stigmatisation de groupes – dont les Musulmans –, développer un état d’esprit de surveillance exagérée, dont les dérives peu démocratiques se voient facilement, et… rater lamentablement lorsque – janvier 2015 – un attentat parfaitement structurel se présente. Conclusion fort pertinente : « le modèle danois brouille la distinction entre menaces extérieures et intérieures… les extérieures étant les préférées des politiques… il conçoit trop la radicalisation de manière individualisée et dépolitisée ». La revue Ifri/Politique Etrangère donne ici, avec ces articles, de quoi ajuster notre regard, pourtant si – trop ? – alimenté sur ce sujet, hélas, toujours phare, de notre rentrée en géo politique. Revue de Politique Etrangère de l’IFRI, été 2015, 23 €