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Eleonora (Autofiction)

« Car il y a dans ce monde où tout s’use, où tout périt, une chose qui tombe en ruines, qui se détruit encore plus complètement, en laissant encore moins de vestiges que la Beauté : c’est le Chagrin ». Proust, Albertine disparue   à ma grand-mère   Eleonora Parker naquit au sein d’un territoire sauvage. Dans cette espèce de désert végétal, on pouvait voir en contrebas le ruban ondoyant des jardinets, les crêtes des toits, le bois et le béton des cabanes. Des gens communs étaient installés dans ce village de banlieue appelé pompeusement « La Grande rivière ». Là où, jadis, les forêts s’avérèrent inexpugnables et où, à chaque printemps, les Hurons descendaient la rivière écumante. Et où, en quelques années, leur nation fut balayée. Depuis, il ne restait que quelques castors, des renards et des lynx, rescapés des pièges des milliers d’hommes des montagnes. Les loups, les ours, les rongeurs, les chiens des Indiens disparurent à l’arrivée des pionniers, des puritains blancs, maudits, buveurs de sang. C’était un matin marqué d’une croix, une matinée que l’on sait échapper à l’ennui, mais qu’irrémédiablement nous ramènera au crépuscule et à l’après-souper, sur le chemin de l’école, alors installée dans l’ancienne église contigüe au gymnase municipal. À l’instant même, Eleonora ne s’en souciait guère. Elle rampait sur les hauteurs du terrain vague, ses souliers vernis ferrant la boue, sans précaution pour sa robe de fête en taffetas fleuri, maintenue à la taille par un épais ruban. Vert, de la couleur de la prairie. Elle pouvait voir une brassée de feuilles tourner et retourner contre l’écluse du canal. La fillette coulait à terre, ce qui la blessait un peu, tentant de capter un bruit singulier, les paroles des gens d’en bas, un écho quelconque. Mais point de résonnance du Grand Être, dans ce coin herbeux. Rien que sa peur, irrationnelle, idiote, de se faire piquer par le bec de la corneille, de se faire voler ses boutons d’argent, selon la légende qui courait sur les corvidés, avides de ce qui miroite. Le Grand Esprit survolait la forêt, un souffle en saccade s’élevait dans la brume. Il gémissait la mort de la forêt, de l’enfant mort-né, de la mort de la petite bête déchirée dans les serres du rapace, qui s’abat, grande faucheuse avaleuse. Mère indigne. Le Grand Esprit dont les pas claquent, claquent la terre ; l’Esprit, l’Élu, silencieux, leste comme un fauve. Les mobil-home des sans-logis américains avaient remplacé les tipis et les tentes. C’est là que sa grand-mère habitait et qu’Eleonora lui rendait visite, chaque mercredi. L’adolescente allait vers ses treize ans, et quand elle pénétrait chez cette grand-mère qu’elle surnommait Mimi pour ne pas faire trop vieux, elle se sentait délivrée et calme. De son métissage, on ne parlait pas beaucoup ; seulement de Dieu, des miracles opérés par un sauveur blond, barbu, aux yeux bleus, les mains ouvertes pour serrer contre un cœur fléché, un innocent, un malheureux, un désespéré. Marguerite-Andréa, d’origine française, assurait qu’elle avait eu les yeux dorés, de l’or pur, mais qu’ils avaient foncé avec le temps, car ce dernier obscurcit tout. Et qu’elle avait été si belle qu’un noble, paradant à cheval, l’avait demandée en mariage. Dans le salon minuscule, en fait une chambre à coucher faisant office de salle à manger, dans la pièce d’eau avec juste un lavabo et un miroir, Eleonora se coiffait et se recoiffait sans cesse, essayant de cacher son nez qu’elle trouvait trop gros, à l’aide d’une longue mèche sur le devant. Le silence régnait dans cet espace réduit, où le soleil pénétrait à flots l’été. La viande braisée aux petits légumes mijotait depuis le matin. Assaisonnée de sauce épaisse comme elle l’aimait. Même si ça l’écœurait parfois. Mais c’est le dessert que l’enfant espérait depuis son arrivée au mobil-home – toujours une surprise, glacée, sucrée, rose, crémeuse, onctueuse. Dans l’ensemble de ces maisonnettes, protégées par une barrière communale, la vieille dame avait choisi une pièce unique dans la maison de retraite de cette ville moyenne. Eleonora s’assoupissait alors dans ce nid douillet et rejoignait la mélancolie mélodieuse de tout ce qui chante. Car tout chantait, gazouillait ; les hirondelles migratoires qui retrouvaient leurs nids sous les tuiles et les trilles des loriots, partout dans les marais, à l’orée des bois et le long des eaux et des roseaux. Toutes les espèces d’oies et de canards se faisaient écho dans les forêts de conifères. Tout ramageait, roucoulait, pépiait. Et les trembles striés incendiaient le paysage de leurs feuilles vermillon. Marguerite-Andréa contait alors les anciennes croyances à Eleonora, quand les Iroquois affamés et affaiblis rampèrent pour regagner leurs pirogues afin de se protéger des hommes enragés. Quand les wigwam furent rasés et qu’il n’y eut plus une once de riz. Et alors là, et c’est ce qu’Eleonora espérait, le cœur battant, poussant de petits glapissements, patientant aussi avec ferveur – l’arrivée d’une minuscule algonkine aux cheveux tressés de perles, enveloppée d’une peau de chamois, qui avait défié des trappeurs, se faisant passer pour une femme-oiseau. La scène s’auréolait de paix, le bien et la simplicité se conjuguaient en rêve, en une sorte de devoir sacré, familial, de beauté. Sur le coin de la table, du napperon brodé de coquelicots, des sucreries diverses et colorées étaient posées en tas dans des soucoupes. Ne pas toucher avant le déjeuner. Une sérénité recouvrait la tristesse des abandons, la mort du frère, si jeune, la peine à la tâche, la famille trop nombreuse. Ce destin des sangs mêlés des peaux rouges et des peaux bistres avec leurs drôles de cheveux en bataille, cette misère à leur âme, s’évanouissaient dans la chambrette odorante, enchantée. Et dans ce confinement émouvant, Eleonora, telle une jeune fringille au plumage vert et jaune, aussi secrète et farouche, fermait les yeux. Cette « squaw échappée d’un western » – ce que lui a crié sa maîtresse et ce qui l’avait humiliée, provoquant une disposition haineuse, un émoi vif, une envie de battre cette grande laideronne au col fermé, cette pauvre mademoiselle Germain – communiait à présent avec les fantômes des histoires merveilleuses. Dans la zone des préfabriqués, niches semblables, parallélépipèdes en aggloméré aux balcons rouillés et garages plus importants que les portes d’entrée, il existait un espoir papillotant de réussite et d’évasion ; une dignité. La délicatesse des pauvres est leur trésor de guerre, ce qui rend leurs jours supportables, leur conquête sur le temps et distancie leurs humiliations, comme ces résidus de fumée noyant en sfumato grisâtre les dernières heures d’automne. Maintenant, le café au lait était prêt, servi, et la bimbeloterie d’argent bombait le torse, le liquide brun de la cafetière chaude brillait en jetant contre sa paroi des aréoles formant des bracelets et des couronnes, l’exhalaison un peu aigre chatouillait Eleonora, enfin quiète, presque heureuse, cajolée, et une lumière étale jouait sur les chouettes en porcelaine, les courriers du cœur des magazines de mode. Cet été-là, des milliers de coccinelles s’abattirent sur le sol, les corps en sueur des riverains, criblant le paysage de ronds noirs, rouges et blancs, insectes au goût amer chutant en nuées du ciel de plomb, ignition étrange parsemant la faune, la flore, d’une incandescente flambée. Vu d’hélicoptère, cela devait ressembler à un champ de pastilles oranges, des bouquets de confettis picotés de taches irrégulières. Un grand néant ensevelissait le paysage, les souvenirs, parce que le soir tombait. Puis, s’évanouissant dans la nuit diaprée, comme par enchantement, les reflets noirs de leur peau s’entremêlaient avec les longues vagues d’obscurité qui dévoraient le village, et la tendre verdeur d’Eleonora Parker.

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