Eloge des serpillières…
Elles ont cette couleur apparemment sans charme aucun, tissée de brun-gris, s’accordant, parfois, comme en s’en excusant, un filet de bleu qui fait soudain presque « classe ». Il y a quelque chose en elles, de ces petites perdrix discrètes à n’en plus finir, qui trouent parfois le ciel d’automne, certains matins. Elles ne décorent pas, elles « servent ». D’identité, elles n’en ont pour ainsi dire pas. On les disait simple « guena » dans mon Bourbonnais frisant le Cher du Grand Meaulnes. Serpillière… celle qui travaille sous cette petite fuite, au tournant du couloir de la cave ; celle qui ramasse à grands gloups, l’affaire du lave-linge en mal de « Calgon » ; cette autre qui traîne, attendant le grand soir des inondations. Qui peut dire connaître ses serpillières, combien ? Lesquelles ? Et même où ? Qui oserait prétendre à une once de reconnaissance pour leur labeur d’épongement silencieux… Pire qu’un essuie-pied, une serpillière, moins incarnée ; une esclave aux yeux morts… Des filles, des femmes (peut-être plus celles-là) – serpillières… ça fait mal d’en croiser ; cette amie, cette collègue, et aussi celle dont on chuchote, que « pour sûr, on ne l’aurait pas cru… ». Elles sont passe-partout, mais pas toujours, ont pour certaines le goût suri de ces poires naïves, qu’on ne ramassera pas, parce qu’elles ne sont pas assez décoratives dans le compotier… elles traînent de si loin, du fond de l’enfance sans doute comme une vague maladie de peau : « tu n’es pas née jolie, faudra que tu le deviennes… » leur a dit un jour, Goldman (mais c’était sans doute trop tard). Elles en ont entendu des amabilités, ramassé des rires comme autant de crachats… les soirs de peine, elles rentraient chez elles avec cette impression étrange que peut-être, elles seraient « de trop »… ni princesse, ni reine du bal, les chéries. Les « surpats » où les attendaient de noires tapisseries les terrorisaient d’avance. Faisaient plus dans la petite belette glissante que dans la queue froufroutante du paon ; sûr ! La fille-serpillière a probablement ramé, à l’école, au collège, gagné à grands efforts des galons d’élève sérieuse, voire bonne ; brillante ? pas sûr. En tous cas, elle, elle n’en était pas convaincue ; la confiance en soi, c’était pas son millésimé de base. Elle a du coup tenté de passer par la fumeuse et trompeuse transaction du « don » ; et que je te passe mon exo de maths, que je te rédige ta rédac, signée de ton nom, bien entendu… un nègre à tout faire, la serpillière. Sauf, que, pan ! pas payée de retour, car une serpillière, ça se renifle, ça se recommande aux autres ; une fille facile en somme dans son domaine. Avec les mâles, le cirque – on s’en doute – a battu son plein, flattant ce qui mijote dans (presque) tous les hommes, de machisme recuit et encore odorant. Certaines – espèce exceptionnelle – toujours aux ordres, les devançant même, frisaient les pures esclaves. Une part notoire du cheptel était simplement traitée comme l’essuie-tout, si peu regardée, hélée d’un « eh toi !! », et, parfois d’un banal « oh ! ». Quand le seigneur de la maison daignait leur donner leur prénom, on entendait quelque chose de comminatoire et brutal dans la façon dont il le prononçait… en s’en souvenant, on a, sur l’échine, comme le souffle froid d’une banquise. Le non-respect passait le bec à la fenêtre du ménage ; des charentaises archi-usées, nos femmes serpillières ; le long fleuve faussement tranquille et sans fin visible des vies conjugales faisait sans doute le reste… « Back street » ( relisons le roman édifiant de Fannie Hurst) quelquefois, la serpillière, pour les plus délurées d’entre elles, mais, là encore, comme dans un étrange déraillement. On l’ agitait parfois, devant la légitime, un peu à la façon d’un épouvantail : sorte de carte deux, de « femme / cabinet fantôme… » c’était le moment pour la dame en titre, serpillière, elle aussi, mais à la façon des intérieurs bourgeois, d’ activer son disque dur ! Alors, que de « services » !! ménagers, ici, gestionnaires là, infirmiers par là-bas, éleveurs d’enfants piailleurs à n’en pouvoir mais : « on se marie tôt à vingt ans, et on n’attend pas des années pour faire trois ou quatre enfants qui se partagent vos journées… » a chanté notre grand Jean en son temps… Qui n’a une connaissance intime de ces « auxiliaires de vie au domicile et au lit » qui peuplent plus d’un appartement… Poussé négligemment du pied, roulé en boule dans un coin de couloir, à peine lavé, jamais « rapetassé » – pas la peine ! ce curieux bout de tissu, pourtant, à y regarder de près, peut-être pas si moche… Pas le clinquant d’un Klimt, évidemment, plutôt le camaïeu bleu/gris tellement tendre d’un Roger Bissière, ce peintre abstrait rencontré au détour d’une expo du musée de Montpellier ; son tableau, Un peu de joie dans beaucoup de tristesse , est à lui seul un éloge à toutes les serpillières, toutes. Belles, au bout, et surtout, toutes debout ! Parce que… serpillière… oui, mais jusqu’où ça peut boire de l’eau – sale – ce machin-là ?? Sait-on ?