Hier encore …
Hier encore, il était là, à l’autre bout de la salle des profs, plongé dans ses notes. Un regard a suffi, il sait que je l’ai vu, je sais qu’il m’a vue, et rien ne se fait plus par hasard.
Si je fais mine de l’ignorer en ne lui faisant pas la bise matinale, en lui faisant presque ostensiblement la tête, agacée par ses reculades permanentes, c’est lui qui revient à la charge, m’appelant par mon nom et plus par mon prénom, ou me criant des « Lili » par-dessus les ordis… Parfois, il rit très fort et entonne des pseudo chansons traditionnelles allemandes, me narguant, m’asticotant pour me faire sourire…
Autour de nous, ça crépite un peu, je sens un frémissement au creux des reins et une blessure au fin fond du cœur, là où le vide est intersidéral…
Amoureuse d’un prof, j’en frémis ! Jamais, au grand jamais je n’aurais imaginé cela, détestant mon métier, ma condition servile, mes collègues, grands enfants un peu pervers, plongés ad vitam aeternam dans les affres de l’enfance et de l’adolescence, fuyant ces hommes aussi peu sexy qu’une porte de prison, souvent négligés, ayant rayé de façon obligataire toute aura sexuée de leur personne, sans doute afin de ne pas craquer pour les nuées de nymphes pré-pubères et souvent fort dévêtues dont ils sont entourés tout au long de l’année…
C’était le 22 octobre. Furieuse, j’ai fait irruption dans le bureau de mon supérieur, agacée que l’on mette en doute ma bonne foi, épuisée, au bord des larmes. Il était là, silencieux, il a assisté à ma « sortie ».
Je crois que nous ne nous étions parlé que le jour de la rentrée, lorsqu’il m’avait abordée en me parlant de son département d’origine, où je venais de m’installer… J’avais remarqué son allure dégingandée, son air juvénile qui contrastait avec le sérieux de son regard, son long pardessus râpé comme dans la chanson, cet air de James Dean fatigué, d’avant la chute.
Après mon esclandre, je tentais de me calmer en salle des profs, et il s’est accroupi devant son casier, qui jouxte le mien, le faisant remarquer, et m’adressant, pour la deuxième fois, la parole, m’offrant même le poème d’une « poupée à Auschwitz », puisqu’il savait apparemment que je travaillais sur la poésie juive.
Ma fragilité affective est telle que la moindre gentillesse d’un homme, dans mon esprit, se confond avec de l’amour, avec de l’intérêt. De plus, je n’ai aucun repère, je ne possède pas les codes classiques des rapports entre les hommes et les femmes, ancienne obèse n’ayant jamais connu le « flirt », ayant grandi dans la terrible dichotomie de rêves romantiques et d’un quotidien stérile, comme une Scarlett qui aurait eu le corps d’une Josiane Balasko…
Il suffira d’un signe… Le soir-même, nous échangions les premiers mails, intéressés de sa part, puisqu’il souhaitait une traduction, tandis que je m’amourachais, collégienne énamourée, de ce prof si sympa, si amusant, si subtil, qui avait su me réconforter d’un poème, m’apaiser d’un regard, me comprendre, et qui, croyais-je, pourrait m’aimer.
Avalanches de mails, débordants de ma part, sobres de la sienne, et petits jeux de rapprochements physiques, frôlements de mains, regards croisés, verre de champagne levé de l’autre bout d’une pièce lors d’un pot, culminant dans la « première bise » aux allures de premier baiser, une veille de vacances à 16 heures, quand il m’a serrée contre lui en me prenant aux épaules et plaqué deux bises sonores qui étaient autant de miel pour moi, éperdue d’amour…
Le jeu n’a pas duré longtemps, car même s’il y prenait goût il a eu la décence de l’arrêter assez vite, avant que je n’aie eu trop mal… Nous jouions avec la littérature et nos prénoms, j’étais tantôt Lili, tantôt Greta, il se faisait Wolfgang Amadeus ou Karl, je me racontais, il se réservait, il me comprenait, je le désirais. Dans un superbe mail intitulé « Orages d’acier », ce spécialiste de la Grande Guerre, attiré par une allemande judéophile, mais sans doute aussi effrayé par ce jeu, m’expliqua avoir tout rêvé de moi, mais être, en fait, en couple, qui plus est avec une collègue…
Il fallait donc redescendre sur terre, réapprendre les gestes, oublier les désirs.
Pourtant, il ressemble beaucoup à tout ce que j’attendrais d’un homme, fragile un peu, solide au fond, intelligent et sans doute tendre, si tendre… Un soir, au détour d’un conseil, je rencontrais ses deux petits garçons, qui ont l’âge du mien et m’embrassèrent, gaiement, et j’ai su que je pourrais les aimer très vite. L’autre jour, pour rire, il m’a « jouée » au babyfoot, et remportée, puis chambrée toute la journée, m’assurant qu’il aurait aimé m’emporter chez lui pour déguster son enjeu… Sait-il seulement que je rêve de m’embraser contre lui, de frôler sa nuque d’un souffle, de découvrir le goût de sa peau contre la mienne ?
Il ne m’accorde même pas son amitié, répondant à peine à mes mails, me refusant un café en ville ou un ciné, ayant peur, sans doute, que je l’embrasse par surprise au détour d’une rencontre, pressentant mes envies, ne m’offrant que ce flirt ridicule qui ne me ressemble pas.
J’aimerais le connaître, l’apprendre, savoir combien de sucres il met dans son café, comment il embrasse, croiser son regard au creux d’une jouissance, lui masser le dos s’il est fatigué, repasser une chemise, border ses garçons, disputer une partie de foot avec eux, préparer à manger pour des amis communs, lui montrer mon village, découvrir un océan, lui faire confiance, être heureuse, simplement.
Il s’appelait Sébastien.
Cette année, j’ai changé de collège. Il ne m’a jamais rappelée.
J’espère qu’il va bien. Si un jour il en a envie, je serai à lui. Quand il n’aura plus peur de moi, quand il aura envie de nous, quand il aura le courage de vivre cette rencontre, jusqu’au bout.
Sabine Aussenac