L’enfant forteresse
Je vais vous conter une étrange histoire. Ce n’est pas un conte de fées. Pourtant, j’aimerais vous rassurer et vous dire qu’elle a une fin heureuse. Peut-être, par certains points, vous retrouverez-vous en pays de connaissance.
Je suis aux yeux de beaucoup, un machin inclassable. Pour moi, je me vis juste un peu énigmatique. Et j’ai le cœur battant quand on s’approche de moi avec les yeux de la vraie tendresse.
Je viens d’avoir treize ans. Treize ans dans la tradition juive, un moment clef, le passage à la majorité religieuse. Cet âge est consacré par la Bar-Mitsvah, un rituel aussi important que la circoncision. Par ce rite, on devient responsable. Pour moi, pas de grande célébration à la synagogue. Bien sûr, je portais une Kippa, j’ai eu droit d’endosser le talith qu’on a déposé sur mes épaules mais je n’ai pas récité les prières consacrées. Un rabbin s’est déplacé dans mon école spécialisée pour les dire à ma place. J’étais ému bien sûr, je sentais bien qu’il se passait quelque chose d’important.
Je sais que je n’aurai jamais le droit de monter à la Torah. Que je ne réciterai jamais la prière du kaddish. Ma vie a repris comme avant inchangée, inchangeable.
Entendez-moi bien. Je vis dans ma nuit. Je suis un adolescent forteresse. Je suis un pantin esclave de la volonté des autres. Entravé sans cesse, reclus dans mon monde étriqué, captif de mon silence.
Pour mes parents, ma naissance fut un ratage. Je suis un échec évident, trop évident. Je n’étais pas un enfant attendu, pas un enfant espéré. Un enfant promis. J’étais l’enfant du hasard, l’enfant accident, l’enfant de la malchance, de la déveine, l’enfant inapproprié, malvenu, imprévu. Un mauvais coup du sort. On m’a tout de même circoncis. Par ce geste, on a voulu m’intégrer à une communauté, mais en fait tout cela sonnait faux. Les visages qui auraient dû rayonner étaient tristes, les sourires crispés. Pas de photos, pas de traces. Une annulation en quelque sorte. Je suis un enfant annulé.
Mes parents qui croient au destin, auraient dû finir par m’accepter. Mais voilà. Très vite tout a déraillé. Cela a commencé à la clinique. Dès les premiers jours, ma mère a perçu certains signes déroutants dans mon attitude. Je ne la regardais pas. Mon regard la fuyait. Le contact ne se faisait pas. Elle ne m’a pas allaité, elle ne pouvait pas.
Les parents veulent toujours bien faire. Au fil du temps, ils s’inquiètent du fait que je mets longtemps à marcher, que je souris peu, que je ne regarde pas les personnes dans les yeux, que je ne suis pas propre, que je ne gazouille pas, que je ne prononce aucun mot. D’abord, ils me croient sourd, alors on m’ausculte, on fait des examens. Non, je ne suis ni sourd ni muet. Je suis juste un enfant du silence. Eux croient dans la médecine. Et encore plus dans la génétique. Si la responsable est la génétique, c’est facile, ils sont dégagés de toute responsabilité dans mon état.
Quand j’ai trois ans, je suis disséqué, coupé en tranches comme un morceau de viande lors des examens interminables que je subis. Une ponction lombaire par-ci, une IRM par-là, un scanner, et vous repasserez par ici, une prise de sang et vous repasserez par là. Le verdict tombe sur les épaules de mes parents comme une explosion. « Votre enfant est atteint d’autisme ». Ce jour-là, ma vie a basculé.
Si j’y réfléchis, car même si je ne parle pas, je pense, au fond, peut-être sont-ils soulagés. Ils peuvent enfin mettre un mot sur mon comportement et ils s’y accrochent comme à une bouée de sauvetage. Je les sauve de la noyade et de l’effondrement. Je deviens un enfant-symptôme. Je deviens dépositaire de l’angoisse et des secrets de leurs deux lignées. Je suis définitivement épinglé dans un tableau clinique. Je porte une étiquette. Je vais même leur rapporter de l’argent puisque j’aurai le statut d’handicapé à vie.
Quand j’étais petit, j’avais de grands yeux noirs, de longs cils recourbés, un air d’ange. On me trouvait mignon. J’ai eu une enfance poreuse, j’étais une éponge qui absorbait toutes les émotions sans pouvoir exprimer les miennes autrement que dans un prudent repli.
Au fil du temps, je suis devenu un corps désorienté dans lequel des images diffractées vacillent. Certains se pensent invisibles. Je suis visible jusqu’à l’absurde. Le plus souvent, je suis hébété. Pour moi, le temps s’enroule sur lui-même, sans épaisseur. Ma chronologie est disloquée.
À quoi ai-je le droit de dire non ? Quand me laisse-t-on poser mon refus ? Je me vis sans cesse comme dépendant, sans cesse prisonnier, figé dans mon statut de garçon sans mots. Je me perds dans mon silence qui construit un barrage entre le monde et moi, un mur infranchissable.
La plus grande partie du temps, c’est ma mère qui s’occupe de moi. Elle trouve le fardeau lourd à porter mais elle supporte très mal de déléguer. Elle seule sait. C’est elle qui régente ma vie. J’ai l’impression de ne pas exister séparée d’elle. Je suis un prolongement de son propre corps qu’elle a le droit de manipuler à sa guise puisque je lui appartiens.
Qui suis-je pour mes parents ? Un corps vide, une carcasse, un animal domestique qu’on caresse sans y penser, à qui on jette quelques mots en pâture sans se préoccuper de ses réactions, un légume avarié, une mécanique endommagée que l’on ne sait pas réparer.
Je me réfugie souvent dans des rituels stéréotypés, je me balance pour me bercer. Je fais tourner des objets sans fin. Je ne connais pas les bonnes manières. Je ne sais pas me tenir. Je ne suis pas fini. Je suce encore ma tétine toujours pendue à mon cou et je la porte à ma bouche quand l’angoisse me dévore. Je me console comme je peux.
Il y a cinq ans, toute la famille s’est embarquée très loin : pour moi, m’a dit mon père, pour me sauver du désastre. Aujourd’hui, j’ai treize ans. J’ai un corps, il parle, il s’exprime. Je le sens qui s’éveille. J’ai des sensations étranges que j’ai du mal à définir. Dans mes yeux, si vous me regardez bien, vous y verrez se refléter des lambeaux d’infini.
J’entends mes parents dire au téléphone à la famille, aux amis, il est à l’école. Comment peut-on appeler l’école cette institution spécialisée qui accueille mes semblables ? La visée est de nous normaliser, nous adapter à la vie en société, nous conformer, nous conditionner. Je ne suis pas un chien de Pavlov. On me tend une image comme on me tendrait un sucre et je dois donner la bonne réponse pour obtenir mon susucre. Mais je ne suis pas un chien, je refuse d’obéir et je ne plie pas.
Je me doute bien de ce qui m’attend. Un jour, je le pressens, mes parents ne pourront plus supporter. Peut-être parce que vivre face à la souffrance d’un enfant pas normal est pour eux un scandale permanent. Ils sont malheureux, je le vois bien.
Parfois, je rêve que je suis un grain de sable flottant au milieu de millions d’autres dans une vague brume spéculative. Une impression confortable. Je vole dans l’air quand il y a du vent. Je rêve que je dessine le vent que je vois souffler. Je rêve que je suis la vague et mon horizon devient illimité. Je rêve que je suis une musique et que j’éveille les émotions, une musique qui apporterait une paix intérieure, éclairerait le monde et changerait le gris des jours en une infinité de couleurs lumineuses. Je rêve de migrer comme les grues sauvages. Partir en exil de mes silences.
Comprenez-moi, je voudrais ne plus être amputé d’une part de moi. Je voudrais être une étoile pour éclairer mes zones d’ombre. Je voudrais être le vent pour visiter la vie. Je voudrais être une feuille d’automne emportée par le vent dans une valse lente. Je voudrais être une aiguille pour repriser les trous de ma mémoire. Je voudrais être un voilier pour fendre la mer jusqu’au bout de l’horizon. Je voudrais quitter mes nuits d’hiver. Je voudrais juste qu’on accepte ma singularité. Je voudrais dire l’indicible pour découvrir la quiétude. Seuls des mots déployés sur la page peuvent pulvériser cette douleur que je porte en moi.
Si un jour un souffle m’accordait de me charger de mots,je vous conterai l’histoire de quelqu’un qui n’a pas d’histoire. Je partirais à la recherche d’une partie inconnue de moi-même. Je traquerais l’informulé. Dans le silence des mots de ma nuit, dans mon hiver, je m’inventerais une vie. J’écrirais mes mots sans trace pour me donner l’illusion de l’aventure d’un regard qui se tournerait vers moi, d’une main qui se tendrait. J’écrirais pour partager des émotions, pour me sentir un parmi les autres, pour inscrire ma différence comme une richesse, une énigme à déchiffrer. J’écrirais pour rassembler mon moi écartelé, pour conjurer le sort, pour alléger ma tête trop lourde de tous mes mots ravalés. Je voudrais juste porter témoignage de ce que je vis à vif, de mes hantises.
Je quitterais ma tour de verre. J’écrirais avec des mots rugueux qui me couvriraient d’une peau nouvelle. Dans ce récit, tout est trop, pensez-vous, et pourtant tout est vrai ou presque. Cela vous étonne ? Cela vous dérange ? Mais dans le déroulé des jours, qui regarde qui ? Qui écoute qui ? Qui prend le temps de découvrir l’altérité ? Qui est capable d’empathie ? Enfermés dans nos dérisoires certitudes, n’est peut-être pas autiste celui qu’on désigne comme tel.
Vous ne mesurez pas l’énergie qu’il me faut pour cracher mes mots. Je fais ce que je peux pour ne pas me perdre dans ce monde. Je vous envoie une simple invitation. Suivez-moi dans mes tempêtes. Et reconnaissez-moi, enfin pour ce que je suis, juste un étrange étranger. Je n’ai plus qu’un choix, fissurer les oreilles de tous les sourds qui m’entourent. Être écouté ou renoncer à vivre.