La Comédie du livre 2018 de Montpellier ; le livre face aux réels
Tellement autre chose qu’un salon du livre ordinaire, La Comédie du livre de Montpellier. On le ressent chaque année, en se baladant sous les chapiteaux de la Promenade, en écoutant les mille conférences, entretiens, débats qui, un peu partout dans le vieux Montpellier – gratuitement, s’il vous plaît – nous permettent de découvrir, d’engranger, de réviser, et de rencontrer toutes ces intelligences venues de tout près ou d’ailleurs. Car Montpellier est, depuis la nuit des temps, ville de culture et de rencontres, de mélanges, et tout ce précieux savoir être, si rare parfois de nos jours, c’est en « sa » Comédie que la ville, Montpellier Méditerranée métropole, la région Occitanie, tous leurs partenaires, chaque fin Mai, aime à nous le servir. Alors, prêts pour une dégustation littéraire, artistique et non moins citoyenne ? La 33ème Comédie ouvrait ses étals et ses conférences aux Littératures néerlandaises et flamandes , et comme chaque année, l’occasion nous était offerte de découvrir ou d’approfondir une littérature d’ailleurs, avec des affiches prestigieuses ; une manière de voyager de pages en pages. L’immense Margriet de Moor a ainsi clôturé – œuvre et présence – une Comédie où nous avions pu aller vérifier si les « Pays Bas étaient bien terres de Noirs », rencontrer les« Nouvelles voix des littératures néerlandaises et flamandes »,prendre le temps de revisiter, fort bien accompagnés, « La peinture hollandaise du Musée Fabre, et son influence ». Un de mes regrets a été de n’avoir pu assister aux rencontres professionnelles « 20 ans d’ateliers d’écriture, et après »,mais ausside n’avoir pu voir aucune expo, soutenir aucun projet pédagogique présent sur site, et finalement loupé pas moins de 20 à 25 entretiens avec ! Mais cette année, comme toujours, le vrai héros de cet événement, c’est probablement le choix et son deuil accolé… Est-ce l’histoire si brillante de ces petits territoires européens, leur niveau de civilisation, des ruelles de Bruges, à Rembrandt et à Amsterdam (« la plus belle ville du monde », disait un auteur intervenant), leur haute capacité en tolérances en tous ordres ; est-ce tout ça qui, dressés face à l’actualité si sombre – montée des extrêmes droites et des populismes, terrorisme racinant en Molenbeek – m’a presque naturellement fait choisir mon itinéraire : le livre et la littérature face aux réels. Autrement dit, là, au cœur de cette vieille Europe, géographique, ou institutionnelle (le Benelux des origines), comment bouge la citoyenneté, sa facette intellectuelle comprise, et que peut le livre et sa réflexion face aux orages en devenir. Vaste question, simple question ? Posée, le vendredi, à un trio d’auteurs, fort intelligemment relayés par leurs traducteurs (un monde en soi, que ces gens qui murmurent à l’oreille des auteurs). Sujet : « L’étranger et nous » auquel répondirent Fouad Laroui ( L’Insoumise de la Porte de Flandre ), Annelies Verbeke ( Trente jours ), et Toine Heijmans ( Pristina ). D’accord sur l’interrogation majeure : d’où vient que la plus haute civilisation porte – quand même – en elle le pire rejet des autres, ceci avec comme fond d’écran les scores de l’extrême droite, grandissant à coups de peurs, fantasmes, visions ailleurs en Europe de supposées hordes de migrants, mais aussi alimentés par les ghettos urbains, les replis identitaires et communautaristes. 50% des enfants d’Amsterdam ont au moins 1 des parents étranger ; comment coudre de la fierté, des liens ? Débat autour de – plus d’éducation ? Se fondre d’abord dans les valeurs majoritaires du pays d’accueil ? Le samedi – riche journée – ce fut au tour d’Axel Kahn et sa formidable personnalité et trajectoire, de deux jeunes écrivains, François Beaune, Alain Damasio, de nous entretenir de Engagement citoyen et littérature. Ils sont entourés des bénévoles de SOS Méditerranée, sauvant en pleine mer à bord de l’Aquarius plus de 28000 naufragés migrants, rien que cette année. On s’éloigne un peu, mais pas tant que ça, des bords de la Mer du Nord. Passionnants et poignants récits ; pourquoi et qu’est-ce que le nouvel humanisme ? (répondant à l’Erasme du nord, justement), en quoi consiste l’altérité ? Frontières, où les repousser ? qu’est notre Mare Nostrum ? Où est l’Europe dans tout ça ? Quel rôle pour l’écrivain ? – témoigner, traduire le réel, ramener de la réalité dans la fiction… faut-il se contenter d’écrire et d’observer ou (et) faut-il agir (l’itinéraire d’Axel Kahn est là, de première importance). Pierre Servent, le célèbre, médiatique, et non moins immensément compétent expert en choses militaires, nous entretint, lui, à un autre moment de la journée, de son récent livre Cinquante nuances de guerres . On y retrouva sous les prismes de la stratégie, de la géopolitique et de l’opérationnalité, ce qui avait animé – ailleurs et autrement – les précédentes conférences. Les parties du livre de Pierre Servent ne se décomposent-elles pas en – « Comme une envie de barbarie » ;« Comme une envie de tyrannie », et ce « Comme une envie d’Europe » qui, cela va sans dire, est posé sur la page sans aucun point d’interrogation, même si la facilité n’est pas du voyage… Dimanche, sous la menace d’orage, prenant du coup des allures métaphoriques, on a clôturé un cycle passionnant autour de La littérature et le réel , la littérature de non-fiction, actuellement très en vogue en Europe. Qu’est-ce qu’une enquête littéraire et comment le réel fait-il sa place en littérature ; faut-il (peut-on) s’accorder des libertés dans la façon de narrer du vrai dans le roman ; Alexander Münninghoff, David Van Reybrouck, Franck Westerman se sont attelés à ces vastes questions. Les littératures flamandes et néerlandaises, plus largement les écrits européens, interrogés plus que d’autres par les contextes actuels, ne peuvent à l’évidence écrire en apesanteur ; rôles et actes, à définir, bien présents au monde tel qu’il ne va pas bien, comme disait un des intervenants. Le dernier mot sera laissé à un regard sur le monde, une écriture, et des traces profondes : Albert Camus qui écrivait « L’important peut-être n’est pas de refaire le monde, mais d’éviter qu’il ne se défasse ».