La matière de nos pensées
Il faut désormais admettre que la pensée est une production chimique, ou peut-être faut-il dire physico-chimique, de notre cerveau. Encore que ce qui est physique doit pouvoir se ramener à de la chimie, c’est-à-dire, de toute façon à de la matière. Que nous soyons faits de matière, de poussière d’étoiles, selon la formule à la fois poétique et scientifiquement exacte, ne pose pas de problème. Les scientifiques sont d’accord avec les religieux au moins sur ce point : nous sommes poussière et nous redeviendrons poussière. Nos corps en tout cas. Donc, nous admettons sans difficulté que l’univers est constitué d’éléments matériels. On ne voit même pas de quoi d’autre il pourrait être fait. Cette matière est en mouvement, certes : les planètes se déplacent, les particules élémentaires sont également en mouvement. Tout bouge mais ce tout est de la matière. Mais que notre pensée soit faite de matière est en contradiction totale avec notre culture. Depuis toujours, nous avons été formés à l’idée que la pensée procède d’autre chose, d’un mystère qui peut être éclairé par la foi en un dieu créateur ou qui peut garder son opacité à la façon dont nous observons que nos ordinateurs fonctionnent sans que la plupart d’entre nous soient capables d’expliquer pourquoi et comment. Nous savons qu’ils ont été programmés pour ça. Les concepteurs de nos ordinateurs sont les dieux qui leur donnent leur âme. Mais, en fin de compte, en bout de chaîne, on peut toujours atteindre le point d’opacité où il faut soit un dieu, soit une longue évolution qui conduit à ce que l’homme soit un être pensant à la différence des autres assemblages de matière plus ou moins performants qui nous entourent. L’apport de la théorie de l’évolution est primordial mais ne suffit pas à lever le voile. D’ailleurs rien n’interdit de voir la main de Dieu sous l’évolution des espèces. Leur différenciation et leur évolution progressives à partir des premières manifestations du vivant peuvent être le projet d’un dieu créateur qui serait en même temps le grand horloger, celui qui réglerait le cours des planètes et l’attraction ou la répulsion des atomes entre eux. Dieu, s’il existe, explique bien des choses. Et s’il n’existe pas, il faut s’accommoder du mystère. Cela fait penser à cette théorie selon laquelle Shakespeare n’est pas l’auteur de toutes les pièces qui lui sont attribuées, lesquelles sont en réalité dues à un autre dramaturge qui s’appelait également Shakespeare Les recherches récentes sur le cerveau et en particulier l’imagerie cérébrale modifient les données du problème. C’est ce qu’explique le film de Cécile Denjean intitulé Les Pouvoirs du cerveau, diffusé sur Arte en deux parties les 22 et 29 avril. La première partie s’attache à démontrer que ce que nous appelons la réalité est une construction individuelle que nous élaborons continûment à partir de nos sensations immédiates combinées avec une infinité de données enregistrées dans le disque dur de notre cerveau. A chaque instant notre pensée, seule preuve de notre existence – Mathieu Ricard confirme Descartes sur ce point – se forme à partir de connections d’une infinie complexité entre des neurones stimulés par ce que nos sens perçoivent du monde. Ce sentiment de soi, que nous appelons notre conscience, est le résultat d’un énorme travail chimique dont nous ne percevons et ne contrôlons qu’une très petite partie. Et évidemment, ce travail qui se fait dans mon cerveau, même lorsque que mes sens enregistrent les mêmes données visuelles, auditives, tactiles… que celles qu’enregistrent les vôtres, n’a aucune chance de produire les mêmes pensées. Nos disques durs ne sont pas les mêmes et surtout ils n’ont pas enregistré les mêmes données. La comparaison avec l’ordinateur s’arrête là. Bref, nous sommes enfermés à vie dans notre conscience. Autant dire que la communication entre les êtres est le règne du malentendu, de l’approximatif et du fantasme. On s’en doutait un peu (à part les amoureux). Reste à comprendre comment ce travail, cette élaboration de la pensée, est bien une production matérielle. Comment de la matière produit ce que nous percevons depuis toujours comme immatériel. Comme vous pouvez le constater, j’ai déjà eu du mal avec le premier épisode. Mais je sens qu’il va falloir que je m’accroche encore plus sur la deuxième partie du film passionnant de Cécile Denjean. A suivre donc si, comme moi, vous pensez que cette question en vaut bien d’autres dont on nous rebat les oreilles. Mais d’abord, est-ce que vous existez réellement ? Moi, c’est sûr, j’existe puisque je pense. Mais vous ? Est-ce que vous ne seriez pas une création de mon esprit ?