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« Vieux Papiers » : Louise Michel et « le Voleur »

Au temps des décharges sauvages en bord de route, dont le contenu s’offrait au regard de cyclistes dans mon genre qui ne martyrisent pas trop les pédales, j’ai fait parfois des haltes pour ramasser quelques vieux pots, quelques vieux livres. Ma plus belle trouvaille, cela ne s’invente pas c’est pourquoi j’en fais part dans la série «Vieux papiers», a été celle d’une poignée de journaux publiés dans les années 1880 dont le numéro visible faisait sa une de la nomination du préfet Poubelle dans le département de la Seine. Ce journal,  «LE VOLEUR», à 130 ans de distance, a quelques parentés avec le nôtre, il déclare en incipit : je compile. Dans son numéro du 29 juin 1883, il rend compte du procès de Louise Michel. Il marque assez nettement, mais sans effet de manche, son opinion négative face aux idées révolutionnaires mais prend la peine de citer très largement des propos qu’il condamne. C’est une leçon pour les journalistes de notre époque qui semblent essentiellement occupés à écouter aux portes, à décocher courageusement des coups de pieds aux gens qui sont à terre, à s’esbaudir (comme dans le Monde la semaine dernière à propos du procès Chirac) de leur merveilleuse audace, bien plus qu’à jouer un rôle de transmetteurs, de médiateurs, de révélateurs. Je dois donner cet article dans son intégralité. C’est long mais si ça intéresse… et si ça n’intéresse pas… En tout cas le lecteur du « Voleur » a lu cette semaine-là trois pages consacrées à cette affaire sur un total de seize que compte chaque livraison hebdomadaire.   E. T. Vendredi 22 est venu devant la cour d’assises de la Seine le procès de Louise Michel et de ses coaccusés dont voici les noms et la condition sociale : Jean Joseph Émile Pouget, courtier en librairie, détenu. Eugène Mareuil, cordonnier, détenu. Léon Justin Thierry, courtier de commerce, libre. Jacques Adolphe Moreau, typographe, libre. Range martinet, bonnetier, libre. Henri Gérosime Enfroy, en fuite. Claude Gorget, jardinier, en fuite. Femme Bouillet, Marie-Anne Lacroix, cabaretière, libre. Si, d’après l’acte d’accusation, résumé par le Temps, les points sur lesquels vont porter les débats. Le procès comprend en réalité deux affaires distinctes l’une de l’autre, au point de vue du moins de l’inculpation, mais qui ont été jointes à raison de certaines circonstances que nous ferons connaître tout à l’heure. Louise Michel, Pouget et Mareuil sont seuls, en effet, poursuivis par les faits se rattachant directement à la manifestation du 9 mars. Ils comparaissent sous l’inculpation commune d’instigation au pillage de pain par bandes et à force ouverte. Mais Pouget et Mareuil en ont de plus à répondre d’outrage par paroles à des agents de la force publique. Poujet est même prévenu de la détention, sans autorisation, d’engins meurtriers ou incendiaires. Quant aux six derniers accusés, les uns sont inculpés de provocation directe au meurtre et à l’incendie, et de provocation à des militaires dans le but de les détourner de leur devoir ; les autres sont poursuivis simplement comme complices de ces crimes. Pareille complicité est également reprochée à Pouget, qui par conséquent, à ne considérer que les chefs d’accusation, se trouve le plus compromis. L’instigation au pillage de pain par bandes et à force ouverte résulterait, d’après l’information, des faits suivants :   LE MEETING DE L’ESPLANADE DES INVALIDES Lorsque, le 9 mars, vers 3H de l’après-midi, la police eut repoussé les manifestants et dégagé l’esplanade des Invalides, une bande de cinq ou six cents personnes, à la tête de laquelle se trouvait Louise Michel, que Pouget et Mareuil tenaient chacun par un bras, parcourut en se retirant une partie du boulevard Saint-Germain. Rue des Canettes, une vingtaine de manifestants se détachèrent de la bande et envahirent la boulangerie Bouché, en criant : « du pain, du travail ou du plomb ! » Le boulanger fut même menacé par cinq ou six d’entre eux, qui étaient armés de cannes plombées. Cependant,  on ne lui fit pas de mal. Les pillards se contentèrent de prendre les pains et de les jeter à leurs camarades restés dans la rue. Après quoi, ils se retirèrent. Une vitre fut brisée dans la bagarre. Rue du Four Saint-Germain, numéro 13, la même scène se produisit chez Mme Augereau, boulangère. Seulement, on s’en prit à quelques vitres de plus, ainsi que les assiettes qui contenaient les gâteaux dérobés en même temps que les pains. Enfin, devant la boulangerie de Mme Moricet, boulevard Saint-Germain, 125, nouvel arrêt de la bande et nouvelle invasion. Les envahisseurs criaient : « du travail et du pain ! » La dame Moricet s’empressa de couper ses morceaux de pain et de leur offrir, mais elle ne put préserver sa boutique du pillage. Pains et gâteaux, tout fut emporté, et les assiettes vides furent brisées. Or, l’information croit avoir établi que le signal du pillage a été donné par Louise Michel et ses deux acolytes. On sait qu’elle portait un drapeau noir. C’est en frappant la terre avec la hampe de ce drapeau et en disant : « allez ! » qu’elle aurait ordonné l’invasion de la boutique Aujereau. Quant à la boulangerie Moricet, aux dires de Mme Moricet elle-même, elle n’aurait également été envahie que sur le signal de Louise Michel, qui, s’étant écartée de Poujet et de Mareuil, aurait agité, puis posé à terre la hampe de son drapeau, et se serait mise à rire en regardant du côté de la boutique. Quoi qu’il en soit, l’officier de paix du poste central de la place Saint-Sulpice n’atteignit la bande, à la poursuite de laquelle il s’était mis avec ses agents, que sur la place Maubert. Il essaya d’arrêter Louise Michel, mais Poujet se jeta en avant, la foule entoura les agents en criant : « enlevez la police ! Vive la révolution ! Tuez Vidocq ! » Et Louise Michel put s’esquiver. Poujet et Mareuil cependant purent être maintenus en état d’arrestation. L’un et l’autre avait poussé des cris les plus injurieux contre la police. Pendant la bagarre, le drapeau noir, « le drapeau noir des grèves », pour employer l’expression même de Louise Michel, abandonné par celle-ci, avait passé de main en main, et les agents ne purent s’en emparer à grand-peine. L’un d’eux reçut même, en essayant de l’arracher à  un manifestant, un violent coup de canne sur la nuque, qui l’étourdit complètement. L’arrestation de Poujet, qui, par parenthèse, fut trouvé porteur d’un revolver à six coups chargés et de 74 fr. en pièces d’argent, eut des conséquences absolument inattendues.   LA PROVOCATION A L’ARMEE   Dans la journée du 11 mars, deux jours après le meeting des Invalides et à la veille de celui de l’hôtel de ville, plusieurs exemplaires d’une brochure intitulée : A l’armée ! étaient trouvés dans les trois quartiers d’infanterie de Reims. La veille au soir, un inconnu en avait remis deux à un camarade du 132e de ligne. A Troyes, dans la nuit du 10 au 11, 12 exemplaires de la même brochure étaient ramassés dans la cour de la caserne d’infanterie par un adjudant de service. À Roanne, enfin, un soldat du 98ém de ligne en recevait un, dans la soirée du 10, des mains d’un individu qu’il ne connaissait pas. Cet appel, « à l’armée » commençait par ces mots : « Soldats ! N’oubliez pas que vous étiez hier parmi les prolétaires et que vous y rentrerez demain ! » Pour en faire connaître l’esprit, il nous suffira, du reste, de citer le passage suivant : « moyens employés par les soldats décidés à aider la révolution, quel que soit leur nombre de points : « à la première nouvelle de l’insurrection, chaque soldat révolutionnaire devra incendier la caserne où il se trouvera. Il devra mettre le feu aux paillasses, en ayant préalablement le soin d’en vider une, pour donner plus de prix à l’incendie. « Pour mettre le feu, il pourra se servir d’un mélange de potasse et d’alcool. Au milieu de la confusion qui se produira nécessairement dès que l’incendie se sera propagé, il faudra pousser à la révolte et frapper impitoyablement les officiers jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un seul debout. Et la brochure se terminait par cette phrase : « soyez sans pitié envers ceux qui, pour satisfaire des ambitions criminelles, précipitent la France dans des déchirements épouvantables. » Malgré les recherches les plus actives, peut-être ne serait-on pas arrivé à découvrir les auteurs de ces distributions, si on n’avait trouvé sur Poujet les récépissés de colis postaux adressés précisément à Reims, Troyes, Roanne, Vienne, Amiens, Bordeaux et Marseille. Le destinataire de Vienne n’avait pu recevoir l’envoi, pour l’excellente raison qu’il purge en ce moment une condamnation à quatre mois de prison prononcée contre lui par le tribunal de Lyon pour affiliation à l’internationale. La justice fit saisir le colis, et l’on constata qu’il contenait 93 brochures : A l’armée ! A Reims, une perquisition pratiquée. au domicile du destinataire, Thiéry, n’amena la découverte d’aucune bro­chure : mais, malgré les dénégations de Pouget et de Thiéry, qui affirment que le colis ne contenait que des exem­plaires d’un manifeste intitulé : La Pre­mière des Anarchistes aux travailleurs ; les Anarchistes et l’Internationale , le parquet pensa et continue à penser que les brochures trouvées dans les quar­tiers d’infanterie n’avaient pu être re­çues que par Thiéry, après avoir été envoyées par Pouget. Le destinataire de Troyes, Enfroy, avait encore chez lui, au moment où la police s’y trans­porta, un exemplaire de la brochure, et l’information aurait de plus établi qu’il avait embauché pour la distribution des exemplaires expédiés par Pouget, ses camarades Moreau, dit Garceau, et Martinet, aujourd’hui poursuivis comme complices. C’est la femme Bouillet, ca­baretière, qui aurait, à Roanne, reçu le colis ; l’individu qui a remis une bro­chure au soldat Girard, du 98e de ligne, ne serait autre que Corget. On n’a con­staté à Amiens, à Bordeaux et à Mar­seille, aucun fait de distribution. Toutes ces brochures, cela parait démontré à l’accusation, ont été expédiées par Pouget, qui, du reste, avait pris pour faire ces divers envois le faux nom de Martin. C’est même ainsi que l’indique la date des récépissés, dans la matinée du 9 mars que ces envois ont été faits. Au surplus, on a trouvé 600 exemplaires de ces mêmes brochures au domicile de Pouget, le soir de son arrestation et deux lettres ont été ultérieurement sai­sies qui en ont fait connaître la prove­nance. C’est un certain Herzig, de Ge­nève, avec lequel Pouget était depuis longtemps en correspondance, qui les lui avait adressées. Cette coïncidence de l’envoi des bro­chures en province avec la manifesta­tion du 9 mars n’a pas paru fortuite à l’accusation, elle pense, au contraire, qu’il y avait entre le mouvement qui se produisait à Paris et les fait de dis­tribution une étroite connexité. Les meneurs espéraient sans doute que, grâce à cette propagande, l’agitation qu’ils commençaient à Paris s’étendrait en province. De là, jonction des pour­suites. Ajoutons qu’on a trouvé chez Pouget, qui est représenté comme un anarchiste des plus actifs, outre de nombreux journaux et brochures anar­chistes, trois limes aiguisées en forme de poignard, des capsules de fulminate de mercure pareilles à celles dont on se sert pour faire partir des cartouches de dynamite, des fioles contenant une solution de phosphate dans un mélange de pétrole léger et de sulfure de car­bone, et plusieurs autres engins incen­diaires.   AUDIENCE DU 22 JUIN INTERROGATOIRE DE LOUISE MICHEL D. Vous avez pris part à la manifes­tation des ouvriers sans ouvrage ? R. Hélas! je suis toujours avec les mi­sérables. D. Pourquoi n’êtes?vous pas restée chez vous ? R. Je pensais que le gouvernement allait balayer l’esplanade des Invalides avec ses canons. J’ai voulu être au danger. D. Pouget vous donnait le bras. C’est votre secrétaire, votre instrument ? R. Je n’ai pas d’instrument. Mais j’ai de l’estime pour ce jeune homme, qui s’occupe d’études scientifiques. C’est très beau par ce temps d’abaissement du niveau moral. M. le président. ? Oui, il s’occupe d’études scientifiques… chimiques. Vous êtes un anarchiste, Pouget ? Pouget (avec une voix à la Taillade). ? Je l’ai dit, je le répète, je le procla­merai toujours. M. le président (à Louise Michel). ?Vous êtes bien sûre que les manifes­tants étaient de vrais ouvriers sans ou­vrage ? R. Certes ! D. Il y a un petit malheur. Sur 33 in­dividus qu’on a arrêtés, il v avait 13 repris de justice, dont 11 précédemment condamnés pour vols. Si la proportion devait être acceptée, il faudrait dire que, sur le nombre des manifestants, on doit compter un tiers de voleurs. R. Je ne pouvais leur demander à tous leur état civil. M. le président. ? Quand la police eut dispersé la grande manifestation, vous avez voulu avoir votre exhibition particulière. C’était pour vous affaire de popularité et de vanité. Un inconnu vous a apporté un drapeau noir, et flanquée de Pouget et de Mareuil, vous avez pris la tête d’une bande qui a parcouru le faubourg Saint?Germain en pillant les boulangeries. Vous vous êtes arrêtée rue des Canettes, devant la boulan­gerie de M. Bouché. Là, les individus qui vous suivaient ont pillé la boutique et menacé M Bouché de leurs cannes. Ils criaient : « Du pain, du travail ou du plomb! » Louise Michel (avec un grand sérieux). ? S’il y avait des gens à gourdins, ils étaient de la police. (Hilarité.) D. Vous prétendez qu’ on a le droit de voler du pain quand on a faim ? R. Oh! quant à moi, je ne demanderai jamais du pain à la République, pour laquelle j’ai combattu toute ma vie. Si jamais je meurs de faim, je lui jetterai ma vie, mais je ne lui tendrai pas la main. Ce n’est donc pas ma faute si on s’est ar­rêté devant les boulangeries. Je n’ai excité personne. Ce que je voulais, c’était faire défiler dans Paris les ouvriers sans ouvrage. Rien de plus. Est ce ma faute si malgré tout ce qu’on  fait nos pères, nous sommes encore comme à la veille de 89 ? M. le président. ? Votre bande a en­core pillé les boulangeries de M. Au­gereau, rue du Four, et de M. Morisset, boulevard Saint?Germain ; on a cassé les vitres, brisé les assiettes à gâteaux et jeté le pain dans la rue. Partout vous avez donné le signal du pillage. R. Je le nie… mais j’étais sous une impression pénible. La rue ressemblait à une ruche pleine d’abeilles, et je son­geais que celles?là qui font le miel ne le mangent jamais. Je suis restée pour manifester en faveur des meurt?de?faim. D. Quand on a voulu vous arrêter place Maubert, vous avez dit « : Ne me faites pas de mal, nous ne demandons que du pain.» R. j’ai dit : « On ne me fera pas de mal. » Je n’ai nullement de­mandé grâce. D. Pouget et Mareuil ont été arrêtés par la police. Vous, vous êtes montée dans un fiacre et vous avez disparu. On ne vous a retrouvée que plus tard. R. Mes amis m’ont enlevée. Ils ne vou­laient pas que je fusse arrêtée ce jour­ là. Mais il n’est pas dans mon carac­tère de fuir. Une autre fois, je resterai. D. Savez vous si Pouget avait envoyé la brochure : « A l’armée! » en province ? R. Non, monsieur, lorsque les d’Or­léans embauchaient contre la Républi­que, j’ai embauché, moi, pour la Répu­blique. J’ai jeté le cri de détresse. Je n’ai connu l’envoi de Pouget qu’à l’in­struction, mais je savais qu’il les avait reçues et qu’ils les tenait, de Herzig. D. Alors, la brochure était destinée à l’embauchage pour la République ? R. Oui, monsieur. (Rires.) D. Vous persistez à dire que vous n’aviez en vue qu’une manifestation pa­cifique ? R. Oui, pacifique, platoni­que ! D. Et le pillage des boulangeries ? R. Ce n’est rien. Vous en avez bien fait d’autres en 1871, quand Galliffet égor­geait le peuple dans la rue !   INTERROGATOIRE DE POUGET D. Vous avez un métier, vous, vous êtes courtier en librairie. Qu’est?ce que vous alliez faire à la manifestation des ouvriers sans ouvrage ? R. J’allais protester contre le gouvernement qui laisse les travailleurs sans pain. D. Alors, c’est le gouvernement qui est responsable de tout ? R. Parfaite­ment. D. Vous avez été arrêté près de Louise Michel. Vous criiez: « Mort aux Vidocq! , En 1871, on a tué pas mal de sergots ; on en tuera bien davantage cette fois­ ci » R. Je n’ai pas tenu ces propos. D. Vous portiez un revolver ? Louise Michel (interrompant). ? Il est à moi. Je le lui avais remis. Pouget. ? Non, il est à moi. M. le président. ? Vous aviez sur vous 71 francs en pièces de vingt sous ? R. C’était le produit des entrées à une réunion socialiste qui s’était tenue le matin D. Que contenaient ces colis postaux dont on a trouvé sur vous les récépis­sés ? R. Des journaux et des bro­chures dont quelques-unes à l’armée. M. le président. ? Je ne connais rien de plus infâme que ce libellé. De qui le teniez vous, Pouget ? – R : D’un anar­chiste suisse, qui habite Genève. M. le président. Oui, Genève est aujourd’hui le cancer de l’Europe. Pouget. Ce sont les gouverne­ments qui sont les cancers des peuples. D. Vous professez les doctrines les plus violentes. On a trouvé chez vous un manuscrit qui débutait ainsi : « Tuer un patron, un député, vaut mieux que cent discours. » L’accusé. ? Ce sont des opinions. Vous me faites un procès de tendance. D. Non, mais comme magistrat, j’ai le devoir de flétrir vos doctrines avant que le jury les condamne Pouget. ? Ces écrits sont moins meurtriers que les mitrailleuses gou­vernementales ! M. le président. – Expliquez-moi maintenant ce que vous faisiez de ces fioles remplies de matières incendiaires qu’on a saisies chez vous, matières exactement semblables à celles que vous indiquiez aux soldats pour mettre le feu aux casernes ? R. Je faisais des études de chimie. D. Oui, de chimie appliquée à la po­litique. Eh bien vous avez déclaré la guerre à la société ! La société se dé­fendra, et tous ceux qui prêcheront comme vous la propagande par le fait viendront s’asseoir où vous êtes! INTERROGATOIRE DE MAREUIL M. le président. Vous, êtes, dit-on, un très bon ouvrier. Qu’alliez-vous faire à l’esplanade des Invalides ? R. J’ai été élevé dans la, misère ; ma mère s’est suicidée à soixante dix ans, parce qu’elle mourait de faim. Et vous ne voulez pas que j’aille avec ceux qui souffrent ! D. Vous connaissiez Louise Michel ? R. Pas du tout. Je savais seulement que c’était un cœur d’or. D. Pourquoi cette promenade à tra­vers Paris ! R. Pour faire savoir au gouvernement qu’il y avait des milliers d’ouvriers sans ouvrage. D. Vous avez insulté les agents qui vous ont arrêté ? R. Je le nie. L’interrogatoire des autres accusés est sans intérêt. La fin de l’audience est consacrée aux premières dépositions des témoins. Les boulangers dont les maisons ont été envahies et pillées, M. Bouché, Mme Augereau, M. et Mme Morisset, déposent tour à tour. Mme Morisset a parfaitement reconnu Louise Michel, qui frappait la terre de la hampe de son drapeau noir et qui riait. ? C’est de la fantaisie, madame, dit sèchement l’accusée, vous êtes une hallucinée ! Viennent ensuite les agents qui ont arrêté Mareuil et Pouget. Louise Michel intervient encore : ? Tout ça, s’écrie t-elle, c’est le ro­man de Camescasse ! Le cocher de fiacre Grandard avait mis pied à terre et causait avec un client quand un groupe d’hommes lui a jeté une femme dans sa voiture. Cette femme c’était Louise Michel, qu’on fai­sait fuir. Un individu est monté sur le siège et « fouette, cocher » Grandard n’a retrouvé son fiacre que beaucoup plus tard, sur le pont Marie. (Hilarité.) Le dernier témoin entendu est M Gi­rard, chef du laboratoire municipal. M. Girard a analysé le contenu des fioles saisies chez Pouget. Les unes renfermaient une dissolution de phos­phore, les autres du sulfure de carbone et du pétrole, matière incendiaire bien connue sous le nom de feu fenian Pouget (vivement). ? Ah  par exem­ple, je vous défie bien d’enflammer quoi que ce soit avec ces choses-là ! M. le président prie l’expert de faire l’expérience lui-même devant MM. les jurés. L’expert débouche les flacons et en verse quelques gouttes sur le papier, qui s’enflamme presque aussitôt. Cette expérience, qui clôt l’audience, paraît impressionner vivement l’audi­toire, AUDIENCE DU 23 juin L’audience est occupée par la fin des dépositions des témoins à charge et par les dépositions des témoins à décharge, parmi lesquels il faut compter MM. Ro­chefort et Vaughan, rédacteurs de l’Intransigeant, qui ne tarissent pas d’éloges sur l’inépuisable bonté de Louise Michel. Après un réquisitoire énergique du ministère public, qui invoque des condamnations sévères contre les principaux accusés, Louise Michel, qui a refusé le concours d’un avocat, prononce elle-même sa défense. Nos lecteurs se­ront sans doute curieux de connaître ce morceau d’éloquence révolutionnaire. Le voici : « Je suis forcée de dire ce qu’est l’a­narchie, puisque l’on nous fait un pro­cès politique. Il est peut-être épouvan­table de voir une femme se défendre seule, robe contre robes. Cela peut paraître étrange parce qu’on est habi­tué comme disait Proudhon, à voir la femme ménagère ou courtisane. La femme a cependant un rôle plus noble et plus élevé à jouer dans la société. « Je suis allée à la manifestation sans espoir ? mais j’estimais qu’il était de mon devoir de réclamer du pain. Nous voulions avoir du pain éternelle­ment par le travail. Je savais donc bien que le pillage de deux ou trois boutiques ne satisferait pas la Révo­lution. Le magasin de  Mme Moricet est-il donc une citadelle, dont la prise puisse nous donner la victoire ? Mais non. personne ne peut me croire assez inconsciente pour m’accuser de pareil­les folies ! « Si j’avais excité au pillage, je l’a­vouerais. Je ne recule devant l’aveu d’aucun de mes actes, et ce n’est pas le bagne qui m’effrayerait aujourd’hui. J’ai passé par bien d’autres épreuves. « De même que les hommes, ense­velis sous terre, perdent le sens de la vie, nous, les opprimés, nous n’avons pas le sens de la liberté. Nous ne l’au­rons que quand nous l’aurons exercée ! Voilà pourquoi nous la réclamons ! Si nous avons tort, il faut inscrire à nou­veau sur les monuments les NN qui s’y trouvaient et y supprimer le mot de Liberté ! « Ce qui vous effraye en nous, c’est que nous sommes les chercheurs de l’inconnu ! Nous le sommes et nous le restons en dépit de tout. Aussi bien, j’aime mieux voir Gautier, Kropotkine et Bernard en prison que de les voir au ministère. Oui nous vaincrons toutes les forces de la nature, nous triomphe­rons de toutes les résistances, humaines et autres, et nous arriverons, quoi qu’on fasse, à répandre la richesse, à faire que tous en profitent, et qu’il n’y ait plus d’affamés sur terre. « D’autres, peut-être, parmi les accu­sés, ont été entraînés par les fanati­ques. Mais, quant à moi, je revendique toutes les responsabilités. Je n’ai plus rien à souffrir, je suis blasée mainte­nant et trempée pour la lutte. « Encore une fois, je répète que je savais bien que la manifestation ne réussirait pas. Mais est?ce que les chambres syndicales ont mieux réussi ? La misère subsiste, bien que nous vi­vions, prétend?on, sous une républi­que. On nous parle de la liberté. La liberté de la tribune, la liberté de la réunion ! Elles existent, oui, avec cinq ans de bagne au bout. « Pourtant, elle eût été bien calme, cette manifestation, si la police ne s’en était mêlée ! Elle devait rester pacifi­que, et voilà pourquoi j’avais pris un drapeau noir. Nous ne voulons pas éterniser les luttes ?, nous voulons une grande paix, une paix universelle. Car nous aimons la France, mais aussi le monde. « Nous allons avec confiance vers l’avenir. Quand Christophe Colomb par­tait à la recherche de nouvelles terres, que d’obstacles ne rencontrait?il pas ? On disait que là-bas, bien loin, de l’au­tre côté des mers, une main noire pre­nait les navires. Il a triomphé pour­tant. Il faudra bien qu’un jour aussi le succès couronne les efforts de notre courage » AUDIENCE DU 24 A l’exemple de Louise Michel, Pou­get a voulu présenter lui?même sa dé­fense, mais se défiant de son talent oratoire, il a donné lecture d’un long et indigeste manuscrit, où il est question du major Labordère, de Victor Hugo et de M. Jules Grévy qui, lui, aurait pris d’assaut, non pas une boulangerie, mais la caserne Babylone en 1830. Il y parle un peu de tout et beaucoup de chimie ? c’est sa toquade ?  il finit par accu­ser l’expert d’avoir changé le liquide de ses fioles. Il ne se fait pas faute de déclarations ; il nous dit, par exemple, qu’il ne reconnaît que les  «lois natu­relles» (?), que les autres ne sont que des lois d’esclavage. Quant aux plaidoiries des avocats, MM Lenoël?Zévort, Pierre et Laguerre, elles ont eu pour objet aussi de faire sortir la question du terrain criminel pour l’entraîner sur le terrain politique. Après une violente apostrophe de Louise Michel, qui revendique pour elle seule la responsabilité de tout ce qui s’est passé, Meme adsum qui feci, in me convertite ferrum, Le jury s’est retiré dans la salle des délibérations. Il en est sorti au bout de deux heures, rapportant un verdict affirmatif sur toutes les questions en ce qui concerne Louise Michel, Pouget et Moreau, c’est?à?dire la première comme coupable d’excitation au pillage ; le second, de détention de matières incendiaires et fulminantes prohibées, d’excitation à l’incendie ; le dernier, de distribution de brochures à l’armée. Tous les autres ont été acquittés. En vertu de cette délibération, la Cour a condamné : Louise Michel à six ans de réclusion et dix ans de surveillance de la haute police ; Pouget à huit ans de réclusion et dix ans de surveillance de la haute police ; Moreau à un an de prison. Avertie, conformément à la loi, qu’elle avait trois jours pour se pourvoir en cassation, Louise Michel s’est écriée en colère : ? Merci ! vous avez trop bien servi l’empire pour qu’on puisse se pourvoir.

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