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La République à l’heure du « cosmopolitique » ?

Ouvrage passionnant – un des plus intéressants qu’il m’ait été donné de lire ces derniers temps – d’un auteur dont je ne connais rien, si ce n’est qu’il a vraisemblablement une formation juridique, doublée d’une spécialisation en philosophie politique. D’emblée, Languille pose le dilemme suivant : le droit à la différence, dont l’émergence remonte aux années 80, à l’époque où – le marxisme déclinant – la promotion des minorités prend le pas sur la défense d’une classe ouvrière en voie d’extinction, est-il compatible avec le « vivre ensemble », avec ce qui, depuis Renan (cf. le « plébiscite de tous les jours »), constitue l’essence même de la République ? Et Languille de prendre l’exemple de la Burqa : «  le fait qu’il y a parfois à choisir entre vivre ensemble et droits de l’homme est manifeste lorsque l’on considère le fondement juridique de la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public  ». Nous reviendrons sur ce fondement ; notons pour l’instant que le droit à la différence (non prévu par la déclaration de 1789) a bel et bien pris place à côté des autres droits de l’homme, lesquels nous dit Languille «  appartiennent à la sphère intellectuelle du libéralisme (…) dont la faiblesse réside dans son incapacité à établir les conditions du maintien du lien politique, c’est-à-dire du sentiment d’appartenance à une même entité politique. La doctrine des droits de l’homme, parce qu’elle permet à chacun de vivre selon ce qu’il croit ou ce qu’il pense, est éminemment pacificatrice. Cependant il est possible, c’est ce que nous allons chercher à vérifier dans cette étude, que la réduction du commun aux droits de l’homme, plutôt que de hâter la pacification de la société ne conduise à son morcellement ». Il existe, constate Languille, «  une tension réelle entre vivre ensemble et liberté d’expression » . Or s’habiller à sa guise, fût-ce en voilant son visage, fait partie intégrante de cette dernière. Les sondages confirment cette difficulté à combiner les deux termes de l’alternative : en 2012, 77% de l’échantillon sondé estimaient que « le foulard islamique posait un problème pour vivre en société ». D’où l’intérêt de la laïcité. Languille cite alors Jean-Michel Balling, membre de la Grande Loge de France : «  c’est la laïcité qui permet à chacun de vivre librement ses croyances – lesquelles relèvent de l’espace privé – sans que les convictions interfèrent jamais dans l’espace public » . Toutefois le « laïcisme » présente un danger redoutable. Et Languille de rappeler ici les campagnes révolutionnaires de « défanatisation » de 1793, « marquées par des profanations et des dégradations de lieux de cultes ». En 1792, l’assemblée législative étant allée jusqu’à envisager « l’interdiction générale et absolue du costume religieux dans l’espace public ». La position de Languille est par conséquent toute en nuances. D’une part, il prône la tolérance : «  Il appartient à la majorité des citoyens de tolérer une pratique extrêmement minoritaire, potentiellement choquante, mais inoffensive et protégée par nos principes fondamentaux (…) La République, qui se dit en faveur de la liberté et porteuse de l’universel, ne fait qu’imposer un modèle culturel particulier, sans en avoir conscience et tout en proclamant un universalisme de bon aloi  ». Mais d’autre part, il concède que «  le respect plein et entier des droits de l’homme peut avoir pour conséquence la destruction des règles communes sans lesquelles il n’est pas possible de vivre ensemble ». Pas facile donc de trouver la juste mesure ; et on le voit avec l’affaire de la burqa. Le principal argument pour justifier la loi fut la notion – déjà floue en soi – d’« ordre public », en l’occurrence d’un ordre public « immatériel » : le viol des consciences par la vue de ces faces voilées. Au-delà, deux conceptions du texte de la loi de 1905 s’affrontaient : celle des politiques étendant à tous l’obligation de neutralité, laquelle, en réalité, «  ne s’impose qu’aux personnels publics et à leurs agents » ; et celle des juristes, beaucoup plus restrictive et littérale : l’article 2, en effet, pose en principes « le libre exercice des cultes et la liberté de conscience  ». Celle-ci inclut, nous dit Languille, « le droit de porter des signes religieux dans la rue ». Mais la Cour européenne des droits de l’homme en a décidé différemment. Dans un arrêt du 1 er juillet 2014, elle donne raison à la France, soulignant que «  le motif du vivre ensemble peut légitimement être invoqué pour règlementer cette pratique (la burqa) et que l’interdiction absolue n’est pas disproportionnée au but poursuivi » . Languille alors élargit la controverse franco-française à un échelon continental : le passage de l’état-nation à ce qu’il nomme l’état « cosmopolitique » : « en effet, les nations européennes ont entrepris de dépasser la nation pour construire une nouvelle entité, l’Union européenne (…) Avant les années 1980 nous vivions dans un État-nation ; aujourd’hui, la philosophie politique nous enseigne que nous vivons dans un État cosmopolitique. L’État cosmopolitique est ce qui reste de l’État-nation après la disparition de la nation, à savoir la structure même de l’État, les droits de l’homme et le processus décisionnel démocratique ». « Les membres de la société cosmopolitique, ajoute Languille, pratiquent cette vertu morale qu’est la tolérance, qui en est un élément essentiel ». Quid alors du vivre ensemble ? Celui-ci est du ressort de la nation : «  la nation tempère le libéralisme, en ajoutant ce qu’il est incapable de fonder : le lien politique et l’amitié entre les citoyens ». La clef réside donc dans une synthèse de ces deux visions du monde. Un exemple nous en est fourni par les États-Unis. Ceux-ci sont à la fois profondément cosmopolites (cf. le fameux « melting-pot ») et en même temps très patriotes. « Le patriotisme, tel qu’il est mis en scène aux États-Unis, est le contrepoids nécessaire à l’organisation de la société sous forme de communautés particulières ». Le communautarisme n’est à craindre que dans la mesure où n’existe plus le ciment capable de fédérer cette diversité. C’est précisément ce ciment-là qui, en France, a disparu. Le discours « républicain  », malgré ses bonnes intentions, ne pouvant en tenir lieu. Je laisse à Constantin Languille le soin de conclure : «  de l’ancienne morale républicaine et nationale, on est passé à la tolérance cosmopolitique. Le fait qu’une morale demeure nécessaire, et soit imposée par le législateur, laisse à penser qu’il y a bien une incomplétude des droits de l’homme et de la démocratie : ces derniers pourraient ne pas suffire à assurer le vivre ensemble  ». Une morale sans doute, mais surtout quelque chose de commun, de concret à quoi se rattacher et s’attacher, quelque chose pour lequel se battre et, le cas échéant, mourir. Des abstractions comme les droits de l’homme ou la République ne font pas l’affaire…

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