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Le cercle des Génies disparus

Voici venu le temps où l’Ennui poussa les portes de l’Erèbe – et Thanatos, affublé de son triste cortège, n’eut d’autre choix que de remonter le noir Achéron jusqu’au monde terrestre avec l’espoir de noyer la triste créature dans les divertissements humains. Ses goûts étaient trop raffinés peut-être ; et séduit par nos derniers génies, il a décidé de nous les retirer un à un. Je m’étais interdit, par une sorte de pudeur morale, d’évoquer par écrit ces artistes qui s’enfuyaient. J’aurais touché à des Grands que ma plume ne connaissait pas assez, et je laissais le soin aux spécialistes des disparus de leur rendre un hommage plus authentique, et sûrement plus juste, que celui que j’aurais pu fournir. Enfin, il y avait cette pensée dérangeante, ridicule sans doute, qui me rappelait qu’à force de pleurer les grands noms, on oubliait ceux qui tombaient, inconnus en arrière-plan, et pourtant tellement plus nombreux. Ma génération part en grandes lamentations sur des artistes qu’elle n’a que peu connus : Michel Galabru comme Michel Delpech ne seraient peut-être pas parvenus jusqu’à nous si les générations précédentes – parents comme grands-parents – ne nous les avaient glissés sous les yeux. Je ne dis pas là que ces artistes ne nous regardaient pas, ou bien qu’ils n’avaient pas le talent apte à émouvoir cette nouvelle jeunesse. Si celle-ci les pleure aujourd’hui, c’est bien parce qu’ils possédaient encore cette capacité à toucher, à «  réveiller la force d’agir qui sommeille dans d’autres âmes  », qui disparaît peu à peu dans le crépuscule profane du XXIème siècle. J’ai véritablement commencé à trembler devant la disparition de David Bowie. Parce que Bowie, c’était la voix de mon adolescence, la voix qui hantait mes nuits du fond de ces rythmes lointains, la poésie au fond de la folie, cette envie irrésistible de vous entraîner à des années lumières d’ici. Dans la toile lumineuse qu’il construisait lui-même, loin du monde corrompu qui se dressait autour de lui, sa disparition laisse une marque inaltérable. Ce lundi soir, à l’annonce du décès de Michel Tournier, j’ai pris l’encre et la plume. Sans savoir quoi écrire si ce n’est l’angoisse face à cette dernière génération d’artistes qui s’enfuit, face à l’Art qui nous tourne le dos. Ceux qui s’en vont sont les derniers de ce cortège de génies. Le monde pleure ses artistes parce qu’il sait que l’art véritable disparaît à petit feu. Depuis des années nous observons s’agrandir, comme une tache sombre sur le linceul de l’humanité, cette vacuité de la culture qui semble inévitable. Dans notre monde croulant où succès ne rime plus avec talent, je me suis perdue à rechercher les dernières voix, les dernières plumes qui auraient pu germer au cœur de ma génération. Comme un Frenhofer prêt à descendre jusque «  dans les limbes de l’art  » pour en remonter une beauté céleste, j’ai traversé monts et marée à la recherche de ces perles rares que l’on ne fait plus. Je n’ai jamais été autant effrayée qu’au moment où j’ai décidé que l’Art était sur le déclin. Toutes les fois que cette pensée me traversait l’esprit, il me semblait apercevoir, comme à travers les mailles d’un cauchemar, Dionysos répéter à Penthée, lui qui ne le reconnaissait pas : «  Tu ne peux le voir, car tu n’es pas pur  ». Et pendant des années, je me suis demandé si les artistes périssaient vraiment autour de moi, ou si je n’étais réellement que la réincarnation médiocre et insipide d’un Penthée aveugle que les Ménades anéantirent. J’imagine déjà les réactions qui m’attendent et qui, par ailleurs, ne m’ont jamais ratée. Voilà que l’on va me secouer sous les yeux les derniers ressortissants du prix Goncourt, les disques de platine, les succulentes critiques littéraires qui ne veulent plus rien dire, enfin tous ces vainqueurs de concours multiples destinés à séduire les troupeaux bourgeois aux désirs de mécènes. Je ne renie pas la qualité d’écriture de Mathias Énard, dernier vainqueur du Prix Goncourt, je reconnais même chez certains les dernières effluves de talent qui s’écrasent peu à peu au large de notre société aride. Mais plus aucun d’eux n’est capable de dire, avec toute l’authenticité qu’avait le Génie : «  L’encre est mon élément naturel  ». Ce qu’il y a de désolant dans l’évolution de ces concours, c’est qu’ils sont devenus prétexte à éviter ceux que l’on ne prime pas. Autrefois, on dressait des tribunaux en croyant anéantir les œuvres d’art ; aujourd’hui on distribue des prix pour que le public se jette au moins sur le livre sortant. Le jour où le prix Goncourt disparaîtra, on ne lira plus du tout : nous nous conformons dans un monde où l’on demande à ce que tout nous soit dicté, surtout nos goûts. Alfred de Musset avait coutume de dire que l’art existait en chacun de nous, et qu’il n’y aurait d’artistes qu’autant qu’il y aurait d’hommes. Sa pensée aujourd’hui est bien servie – sûrement regretterait-il le jaillissement philosophique qu’il avait laissé émerger de son esprit. C’est qu’à notre époque, tout le monde est artiste. Ou plutôt, tout le monde tente de l’être, par tous les moyens possibles, jusqu’à en être risible. On n’est pas chanteur : on est chanteur, acteur, mannequin, écrivain, présentateur d’émissions éphémères, et surtout vendeur de larmes. Politicien aussi. L’artiste oublie que le but de son existence est de tout sacrifier à l’art, et il se mêle de tout, surtout de ce qu’il ne comprend pas. Aujourd’hui, on est tout à la fois puisque le but n’est plus de vivre de son talent, mais simplement de voir son nom s’étaler en grand sur des affiches urbaines, que le visage de chacun soit connu par tous ; il semble y avoir une importance vitale, une nécessité prépondérante à ce que son nom subsiste à la postérité. L’ambition de ma génération n’est plus d’être Schiller, Shakespeare ou Chateaubriand : elle ne veut plus qu’être une entité abstraite qui pourrait reposer sur toutes les lèvres. On en a oublié le reproche flaubertien lorsque celui-ci s’écriait que «  le succès est une conséquence et ne doit pas être un but  ». Lorsque je pousse à bout ce rédhibitoire culturel, j’ai coutume de recevoir une même réponse, une remarque universelle – l’universalité régit notre monde et si nous nous devons tous d’avoir les mêmes goûts, les mêmes désirs et les mêmes attentes, il faut également que nous ayons les mêmes réflexions, aussi grotesques soient-elles. Celle-ci, en l’occurrence, me nargue en me répétant que tous les artistes des siècles antérieurs qui habitent mon Panthéon personnel étaient tout autant oubliés de leur société, et qu’il ne suffirait donc que d’attendre le siècle prochain pour que ceux d’aujourd’hui soient portés en triomphe. Il y a au moins deux façons de montrer que cet argument ne tient pas la route. Le premier est que nous ne trouverons jamais plus des artistes tels que je les chante, qu’il n’y a pas de relève à ceux que nous pleurons en ce moment même. Le deuxième est que notre société évolue dans un tourbillon technologique et aveugle destiné à créer de nouvelles générations oisives et lâches, et leur esprit, tout comme le nouveau monde qu’elles se forgeront, sera bien trop étroit pour y accueillir une once de culture. Comment fabriquer des écrivains dans une communauté où l’on remet en question l’importance de l’écriture, élever des Mozart quand la musique n’est plus que virtuelle, comment trouver des peintres lorsque même la photographie tend à disparaître sous le voile nébuleux de l’informatique ? Il fut une époque moyenâgeuse où, à l’instar d’aujourd’hui, la médiocrité était le mot d’ordre, et que l’on pouvait tous être admirés à partir du moment où l’on peignait des madones éperdues et des Christ désolés. Puis la foi religieuse vint à s’éteindre peu à peu ; l’Art émergea dans toute sa splendeur et il féconda le sol des hommes pour faire émerger les grands noms. Qui retrouve aujourd’hui la puissance divine des vers hugoliens ? Qui saura reformuler la même cadence sonore, cette même synergie de la force imageante, le cri de charité transperçant les foules, ces vers mélodieux, rythmés, pleins de noblesse jusqu’au cœur de la trivialité ? Où sont passés les cris splendides et vaincus de Baudelaire en quête de l’Idéal, où est l’écho monstrueux et sublime d’un Flaubert acharné hurlant dans son gueuloir les vestiges de sa passion ? Qui mieux que Rimbaud saura faire ressurgir, avec cette même fugacité pleine de détresse, les espoirs lumineux du retour à un âge d’or au travers des Ténèbres ? Qui pourrait pousser le cri désespéré de l’artiste : «  Ô ses souffles, ses têtes, ses courses, la terrible célérité de la perfection de ses formes et de l’action ! Ô fécondité de l’esprit et immensité de l’univers !  ».Quel artiste actuel pourra un jour prétendre avoir «  fait la maison ouverte à l’hiver écumeux et à la rumeur de l’été, purifié les boissons et les aliments, être le charme des lieux fuyant et le délice surhumain des stations  » ? Je m’étais demandé un jour, au cours d’une conversation avec quelqu’un qui, comme moi, déplorait la recrudescence des âmes littéraires, comment Rimbaud aurait pu épouser la langue précieuse qui fut sienne si son enfance avait pu être heureuse. J’en suis venue à la conclusion qu’un véritable artiste est l’enfant né de l’incestueuse relation entre la Détresse et l’Espoir, qui est son frère. C’est la douleur personnelle, mêlée à celle du monde, qui trace l’accès aux ivresses dionysiaques. «  Un artiste , disait sagement Jacques Brel, est quelqu’un qui a mal aux autres  ». Or, nous subsistons dans un système qui étouffe les espoirs et les passions en essayant de les devancer, la société de consommation n’ayant d’autre but que de satisfaire nos désirs avant même qu’ils n’existent. Quant à ceux qui parviennent à y échapper, leur voix reste bâillonnée par les autres que l’on s’évertue à pousser sur le devant de la scène. Des artistes stéréotypés auxquels on ne demande que deux choses : être universel, et surtout éphémère. A l’aube du XIXème siècle florissant, l’art était semblable à un Temple grandiose dans lequel ne pouvaient entrer que les meurtris et les désolés, ceux qui faisaient couler le sang de leur plume, les fous qui ne croyaient qu’à leurs rêves, ceux dont le cœur comme l’habit était miséreux – puis les misanthropes, les incompris, les navigateurs ivres. Aujourd’hui, les marchands ont forcé la porte du Temple. La société de consommation, toute engraissée de corruption et portant de l’argent à la place de la langue, leur a ouvert toutes grandes les portes du monument sacré. Portant à leurs faces ternes le masque somptueux des artistes, ils ont profané les gisants des Immortels, ont grimpé aux murs pour en arracher les dorures, puis ont renversé les trônes de nos Génies. Ils ont étouffé leurs cris, enchâssé leurs fantômes, et ont pris toute la place. On se bouscule à présent dans la cour sacrée. C’est à celui qui dépassera l’autre, puis on en sort – plus de place, il faut la laisser aux plus jeunes. Si les Grands les observent depuis les belvédères célestes, quelle rage doit mordre leur cœur. Quelle rage de voir tant de honte, tant de corruption, tant de rire, tant de malheurs factices. Aujourd’hui, l’homme est fatigué – et comme il n’y a que l’homme qui est artiste, celui-ci ne dépasse pas la première jetée de sa pensée. Est-elle mauvaise ? Le public l’aimera. Le public aime ce qui est mauvais, aime ce qui est simple, ce auquel il peut se rapprocher. Et nous tapissons nos étagères de livres industriels et de musiques futiles comme un devoir sociétal. Où sont passés la profondeur, la passion, les mots qui brûlent, les mots qui pénètrent la chair et l’esprit pour les pousser vers des horizons infinis et pousser la porte des cachots de notre sinistre quotidien ? Bowie, Delpech, Galabru, Rickman, Tournier, et maintenant Ettore Scola, faisaient partie de cette génération encore lucide qui avait échappé aux griffes de notre système médiocre. Ils étaient encore de véritables artistes. En disparaissant ils ne laissent la place qu’à une culture désertée. Le fait de pleurer nos derniers artistes au moment même où l’on célèbre la disparition d’hommes, tel que Daniel Balavoine, suffit de nous révéler que la disparition de la culture va de pair avec la disparition des grands hommes. Si on ne construit plus d’artistes, on ne construit plus des héros. Où est l’esprit de Voltaire qui riait depuis sa cellule, où sont les derniers Danton, les âmes rousseauistes, les fougues mirobolantes d’un nouveau Mirabeau ? Même l’hypocrisie d’un Talleyrand, parce que celle-ci n’était pas dénuée de génie, vient à manquer. Au moment où j’écris, Jaurès fait trembler les tombes du Panthéon – il souffre de savoir qu’il n’aura jamais de voisin. Il fut un dieu qui dit un jour : «  La vie est une chose tellement hideuse, que le seul moyen de la supporter, c’est de l’éviter. Et on l’évite en vivant dans l’Art, dans la recherche incessante du Vrai rendu par le Beau  ». Où sont-ils passés, ceux qui peuvent encore, à l’aide de leurs mots, de leurs voix, de leur foi en leurs illusions, où sont passés ceux qui pouvaient nous guérir du mal que l’on appelle la Réalité ?

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