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« Le ciel attendra »

Deux filles, l’une part en Syrie, et l’autre, pas. Deux mères au bord de cet enfer de notre temps, ici et maintenant. Plus quelques pères, fratries, copains. Le ciel du 93 et celui – si paradisiaque – du Midi. Des burqas si sombres, du Facebook à volonté – le son particulier de l’arrivée des Messages Privés résonnant sinistrement, en guise de bande-son – des prières embrumées qui se cachent au fond des chambres, des visages qui se démaquillent, un appétit de jeune qui meurt – nourriture, loisirs… Et puis, l’adolescence, le homard qui pleure en amorçant sa mue, de toutes façons. « Un film de salubrité publique » a dit Najat V. Belkacem. Elle a raison, à condition de ne pas attendre tout et le reste d’un film, très réussi, mais qui ne peut que jouer son rôle et non l’intégralité d’un arsenal thérapeutique. Film magnifique en soi,  sa facture, la photo,  le scénario, et le jeu – épatant – d’acteurs chevronnés, ou plus novices. Le réel, orchestré par le professionnalisme qui n’est plus à saluer de Marie-Castille Mention-Schaar, celle des Héritiers . Dire qu’on est pris, depuis notre fauteuil, est largement insuffisant. On est carrément dedans (je ne vous dis pas les regards échangés quand on sort de la séance) et plus d’une nuit après, on continue d’être hanté par ces destins, là, juste à côté de nous, dans nos quartiers, chez  nos voisins. Notre destin, aujourd’hui dans l’heure. A tous. Pour autant – comme toute œuvre – le film a un angle, loin de toute exhaustivité : c’est le tracé depuis la France, chez les deux filles, progressif parfois heurté comme poison en corps, de l’idée, de l’envie irrépressible de partir en Syrie – pays où l’humanitaire urge, disent les images de propagande hélas remarquable de Daech ; pays où l’on attend l’épouse et demain la mère des combattants, ces « princes » doux comme des histoires des Mille et une nuits. On connaît ; le voir à l’œuvre est autre chose, bouleversant et parfaitement efficace, ici. Alors, forcément – quelques assez rares critiques ont insisté sur ce point – rien n’est jamais montré sur après le grand saut ; ni les déceptions abyssales, ni les violences, ni l’esclavage, ni l’enfer du quotidien dans le Califat, sous les bombes et dans le dénuement. Sauf à dire : aucune mineure n’en est jamais revenue. Cela pourrait être un obstacle de poids pour frapper l’imaginaire des candidates au Djihad. Et puis, il y a le point de vue : celui des centres de déradicalisation initiés par Dounia Bouzar, sociologue très médiatisée, qui joue ici son propre rôle. Elle est musulmane, a des km à son compteur dans la politique de la ville et des quartiers ; son franc-parler, ses compétences ne sont plus à présenter. Elle sait toucher ces jeunes, mieux que d’autres, et même et pourquoi pas par l’émotionnel – quand on les a attrapés, quand on a pu faire un début de travail avec eux… Des chiffres, pour quels  résultats ? glapissent les opposants de tous poils, comme si en ce domaine on pouvait être simple comptable… Elle « traite », et c’est le choix du film, ce qu’elle considère comme une déviance, à la façon des captations par les sectes. On nous montre à merveille ces procédés d’embrigadement, de lents mais sûrs empoisonnements, cet enfermement « à côté » du reste du monde – école, famille, copains… comme sur une autre rive ; « je hais la France » dit à un moment une des filles en SMS à son « prince ». Vérité/Mensonges, Lumière/obscurité, Avenir post-mortem/quotidien de mécréants, menaces de sorcelleries : « si je ne pars pas, vous allez griller tous, en enfer ; si j’y vais, je vous sauve », crie l’une des filles… Univers qui se construit chez ces gamines, en stricte dichotomie, noir et blanc de cauchemar dans lequel on se situe évidemment, nous, spectateurs, à la fois en nous, et aussi en elles, et c’est là un des points forts du récit, ce dedans de leurs têtes, à elles, les filles. On prend la robe du procureur défendant la société et dans le même élan, celle de l’avocat de ces deux perdues, pas celui qui excuse, mais celui qui explique. Pourtant, si Daech recrute à la manière des sectes – une évidence – il faut avoir à l’esprit qu’ en plus,  c’est au nom d’une religion – dévoyée, certes, mais présente – et d’un projet politique infernal. Plus qu’une « simple » secte, tout ça ; tellement plus complexe ! Mais tant pis pour tout ce qui n’est ni dit, ni montré, ou insuffisamment, ou tronqué, peut-être. Tant pis, puisque nous voyons à qui ce film parle. A l’évidence, à ces mères, celles des couples de culture musulmane, ou mixtes (ici, les parents de Sonia), celle qui au final ne partira pas, dont le père (mieux que vrai Zinedine Soualem), musulman de tous les jours, de par chez nous, arrache le Coran des mains de sa fille, ou carrément face à la conversion de la sienne : Clotilde Courau, la maman de Mélanie – celle qui partira – en coiffeuse stupéfiée et silencieuse, méritant, par son jeu total, tous les prix. Le film en la matière fait office de remarquable groupe de paroles, ouvert à celles – nous toutes – dont le problème serait seulement en devenir possible. Et puis, les copains, les copines, l’entourage en classe, dans le tous les jours  de cette Mélanie, plus que bonne élève, plus que sage, jouant sur son violoncelle le plus beau morceau de musique du monde, cette sonate arpeggione de Schubert, qui habille et habite l’histoire, jusqu’au moment, silence soudain,  où la mère – en trouvant l’instrument, fermé dans son étui et remisé à la cave, immobile et noir comme une mort annoncée – comprend que sa fille est partie… Images, émotions, paroles qui parlent à l’extérieur, à l’environnement des filles, plutôt que directement au moi capté par la radicalisation en soi. Que le film, donc, puisse être un électrochoc pour gens sur le départ, je ne le crois pas ; ce film fait et joué par de dangereux mécréants ne fera reculer personne, mais – temporalité subtile – il pourrait sonner dans quelques têtes d’enfants en questionnements divers.  Donc, si la ministre disait qu’il faut aller scolairement le voir en troupeaux posés devant une morale, ce serait non, mais s’il s’agit d’accompagner la réflexion en classe d’éducation civique, sortir pour le coup en famille et en parler, comme ça, en revenant, alors, bien entendu oui. Il y a, en cinéma – force absolue des images et du narratif – des moments suspendus, valant résistance en gestation. Le ciel attendra en est probablement un. Le titre du film n’apparait du reste qu’à la fin, quand la tête – non voilée évidemment – de Sonia, la fille qui ne part pas, se penche au vent de la fenêtre de la voiture… Un signe, fragile, mais un signe.   La radicalisation dans ses derniers chiffres, dont la baisse hélas semble encore à venir…   3142 personnes sont recensées en France ; 9 % d’entre eux étant déjà en Syrie. 2000 ados en font partie, avec une nette sur représentation des filles, dont des mineures en nombre. Sur le terrain Syrien, 1500 français ; 413 dans les zones de combat, dont 119 femmes.

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