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L’invention du bonheur

  Le bonheur n’a pas toujours existé. Je ne parle pas du sentiment lui-même, lequel a pu être empiriquement ressenti n’importe où et à n’importe quelle époque ; non je vise cette rage compulsive de nos contemporains à se trouver « épanouis », « bien dans leur peau », comblés de toutes les manières possibles ; je pense à cet acharnement à pourchasser – tel Javert Jean Valjean ! – frustrations, incomplétude, bref toutes les formes d’inassouvissement qui viendraient flétrir ce cher petit moi qui nous habite.   Ce bonheur-là est d’apparition récente, deux siècles tout au plus. Le terme grec, imparfaitement traduit par « heureux », eudaimonios , désigne littéralement le fait d’être possédé par un agathos daimon, un bon génie. La plupart des philosophes, Platon et Aristote, en particulier, incluront sous ce terme, par extension, la pratique des vertus en vue du souverain bien. Même les épicuriens d’alors (rien à voir avec Onfray !) définissent l’eudaimonie comme une ataraxia , une absence de trouble de l’âme, une parfaite tranquillité. C’est à l’époque moderne que naît la bête, le monstre, je veux dire l’ego, qu’un Sartre plus tard déclarera transcendant. L’acte de naissance du bonheur, au sens contemporain du terme, se situe au XVIIIème siècle. Kant définit « das Glück » comme « la satisfaction de toutes nos inclinaisons ». Saint Just fait du bonheur une revendiquation politique, et la Déclaration d’indépendance américaine, rédigée en 1776, précise : « among those rights are to be found life, liberty and the pursuit of happiness ». Le mot est lâché, la quête du bonheur (pursuit of happiness) est un droit : tout le monde y a droit ; donc il faut  absolument être heureux ! Rousseau est formel, la satisfaction doit être immédiate et ne souffre aucun délai : « je n’ai point élevé mon Emile pour désirer et pour attendre mais pour jouir ». Pour être heureux, il faut donc jouir ! Une biographie, parue en 2011, dit même que le peintre libertin Fragonard aurait « inventé » le bonheur (nom qu’il a donné à l’un de ses chiens !) : « ce bonheur de vivre qu’il fixe sur ses toiles a pris pension au Louvre ». Le « bonheur de vivre »… Privilège, selon Talleyrand, de ceux qui ont eu la chance de connaître la société d’avant la révolution ! Il serait trop long de suivre ici les méandres de cette pathologie dégénérative que constitue l’hédonisme des XIXème et XXème siècles. Terminons simplement par une distinction lexicale que fait très justement la langue française. Celle-ci sépare Le bonheur Des bonheurs. En ébénisterie, existe un meuble appelé « bonheur du jour ». Ne serait-ce pas là l’ultime sagesse ? A l’instar de Candide cultivant son jardin, de cultiver des petits bonheurs chaque jour de sa vie ? Le bonheur des modernes est une chimère mensongère et potentiellement destructrice. Les bonheurs, au pluriel, en reviennent modestement à l’étymologie du mot : des choses qui sont de bon présage, qui ont l’heur de plaire ! Du latin  augurium .   Jean-François Vincent

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