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Le jour où je me suis abonnée au Monde

Bien sûr, parfois, je le lisais. Au hasard d’un CDI, ou pour quelque article spécifique, quelque événement : élections américaines, tsunami, rentrée littéraire… J’avais lu un jour que la Française type, sulfureuse et intello, se devait de le déployer sur une plage, ou à la terrasse d’un café. De moins en moins sulfureuse, je me prêtais donc assez rarement à cette dernière pratique. Je ne vais pas vous mentir : la pressophage que je suis craquait bien plus régulièrement pour des magazines en papier glacé, pour la presse féminine, pour des revues de santé, de psychologie… Je piquais aussi Le Figaro chez mes parents, Match chez le dentiste, Elle chez des copines : bref, je n’étais pas une lectrice assidue du Monde. Certains de mes proches étaient abonnés. Ils le plaçaient, parfois, d’un ton docte et assuré. Cette petite phrase légère, porte ouverte à tout un univers : « Tu sais, je suis abonné au Monde »… Et de m’envoyer des annonces de postes intéressants – merci tonton ! –, et/ou de me découper mes propres lettres, en ces jours de gloire où je fus « publiée », ou presque ! Cette année, soudain, une envie presque impérieuse s’est fait jour : il fallait que je m’abonne, moi aussi. Oh, non pas tant pour le prix, si intéressant, ou pour l’offre alléchante de lire en sus l’édition numérique, tout en recevant un appareil photo… Non, cette envie en devenait ontologique, primitive, c’était, à plus de cinquante ans, comme un besoin de rite initiatique. Un déménagement, un nouveau départ après des années d’enfer social, et ce besoin soudain de normaliser mon rapport à la vie, au quotidien, aux autres. D’aucuns auraient eu envie de vacances en club, de faire Compostelle ou d’acheter une grange : moi, je me suis abonnée au Monde. Recevoir le journal à la maison, ça vous pose un homme. En l’occurrence, une femme. On a soudain l’impression que plus rien ne peut vous échapper, et surtout pas le cours de sa propre vie. Le Monde vient à nous, à tous les sens du terme. Et nous voilà à feuilleter la culture dès potron-minet quand auparavant nous ne jetions qu’une oreille désabusée à France-Info, ou à promener l’univers dans le métro, avec cette assurance que donne le papier face à toutes les applis smartphone : cette encre et ce vélin sont tangibles, au creux de notre main, cueillis à l’aube dans notre boîte aux lettres à l’heure où s’évade la rosée. Nous posons le journal partout, le lisons au gré de la liste de nos envies. Et surtout, nous savons que notre hostie intellectuelle quotidienne est assurée, shoot de communion à la marche du monde. Être abonné au Monde. Un nouveau statut social, proche du Rotary ou de quelque club anglais. Les pages sentent bon ce vieux cuir, le sherry et les lampes vertes. Nous voilà adultes, enfin. Nous savons aussi que notre fils, cet adolescent curieux, qui lisait déjà Psychologies à huit ans avec autant de plaisir que Mickey Magazine, va grandir avec nous. Et la question me taraude : pourquoi ai-je, avec mes Princesses, il y a une dizaine d’années, partagé autant de fous-rires, de sondages Cosmo et de mode Marie-Claire – autrefois, oui, quand nous avions encore de ces samedis heureux où nous courions boutiques et nous parfumions d’insouciance, avant ma chute… – sans jamais leur faire lire ce journal-là ? Moi qui me hurle féministe, je me surprends soudain à me flageller, tant l’évidence me saute aux yeux : à l’époque, avec mes adolescentes pourtant si brillantes, non, je ne lisais pas le Monde, ce même Monde qu’aujourd’hui je me dois d’offrir à mon garçon. Bref : je m’octroie en cette rentrée le droit à la différence, tout comme j’aime Arte ET Bruce Willis, Nancy Huston ET Harlan Coben. Je resterai une femme Barbara Gould, mais m’autorise enfin à me la jouer Flore, déployant MON Monde dans quelque estaminet, depuis cette terrasse au-dessus d’un million de toits roses… Il ne me reste plus qu’à re-devenir sulfureuse…

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