Actualité 

Le mur universel

Il est toujours utile de se poser des questions qui vous paraissent inutiles. Etre « citoyen du monde » est pour moi une de ces évidences confortables qui tapissent ma bonne conscience et que les événements dramatiques actuels m’invitent à interroger. Sur ce sujet je crois pouvoir apporter une petite contribution personnelle à laquelle on ne pense pas d’emblée lorsqu’on aborde ce problème. Je n’ai pas souvenir d’avoir jamais éprouvé en pensée qu’un pays m’ait paru étranger au point que, si j’y étais né au lieu d’être français, j’eusse nécessairement été un autre. On m’objectera qu’il est difficile de s’imaginer un autre. C’est vrai mais pas au point que nous ne puissions nous identifier aux personnages que la littérature nous présente et dont nous aimons à la fois qu’ils nous ressemblent et qu’ils soient assez différents de nous pour que nous ne souffrions pas trop des épreuves physiques ou sentimentales que l’auteur leur fait subir. En tout cas, je m’estime assez chanceux, compte tenu d’une probabilité d’environ 1%, d’être né et d’avoir vécu en France. Je dois pouvoir citer bon nombre de pays, y compris parmi ceux dans lesquels j’ai séjourné, où je n’aimerais pas vivre. Certains que j’ai pu rêver de visiter encore naguère semblent d’ailleurs peu habitables ces temps-ci. Là n’est pas la question, bien qu’évidemment je compatisse de tout mon cœur et de toute mon intelligence, c’est-à-dire de façon bien inutile, au calvaire que connaissent ceux qui sont contraints de les quitter. Ce que je veux dire, c’est qu’aucun lieu du monde, par son climat, sa géographie, son histoire (au pire, la Corée du Nord et le pseudo état islamique, s’ils survivent assez, pourraient être les exceptions qui confirment la règle), n’a engendré une « race » d’hommes à ce point différents de moi que je ne pourrais survivre et m’adapter aux conditions locales, le cas échéant. Que je le fasse avec plus ou moins de plaisir et de commodité n’implique pas (sauf pour ces exceptions) une incapacité rédhibitoire. Est-ce que ce premier constat suffit à me donner le statut de « Citoyen du Monde » ? J’en doute. Disons qu’il témoigne d’un terrain favorable. Se pose aussitôt un problème moral qui relève du respect de l’altérité. Inutile de se prétendre citoyen du monde s’il s’agit seulement d’imposer ses lois, ses mœurs, sa religion, ses boissons gazeuses et ses pollutions chimiques à ses concitoyens entendus au sens planétaire. Le colonialisme a vécu. Ce n’était pourtant pas une mauvaise idée. Vouloir faire bénéficier le reste du monde des progrès de la science, du niveau de santé et d’instruction qui fondent en partie notre attachement à notre pays, n’est pas un dessein criminel en soi. Certains se sont lancés dans l’aventure de façon désintéressée, ou du moins majoritairement généreuse. On aurait sans doute dû se garder d’en confier la mission à des prêtres et à des militaires qui, quelle que soit leur abnégation personnelle, servaient des intérêts qui n’étaient pas toujours directement compatibles avec les besoins immédiats des peuples colonisés. À l’apogée de notre empire colonial, de dangereux idéalistes avaient calculé, pour le compte du gouvernement, qu’au prix de 30% du niveau de vie des Français métropolitains, les dizaines ou centaines de millions de nos sous-Français colonisés d’Afrique et d’Asie pouvaient élever le leur de façon à aligner non seulement leurs devoirs (tels que faire la guerre à nos côtés) mais aussi leurs droits (éducation, santé) sur les nôtres ? Il aurait suffi que cette idée utopique et donc saugrenue soit également suivie par l’immense empire britannique, ainsi que dans les colonies allemandes, portugaises, italiennes, belges et espagnoles pour que les trois quarts de ce qu’on appelait jadis le tiers-monde, le sud aujourd’hui, se confondent définitivement avec la grande banlieue. Sans les problèmes que connaissent aujourd’hui nos banlieues puisqu’ils sont corollaires, nous dit-on, de l’immigration, fille de la décolonisation. Ouagadougou et Bamako en bout de la ligne C du RER ! Il est trop tard pour en rêver. Nous n’avons pas sacrifié 30% de notre confort occidental. Mais est-ce que les 30% perdus, calculés sur un niveau de vie moyen des plus austères à l’époque, n’auraient pas été largement rattrapés ne serait-ce qu’en économies sur les budgets militaires ? Carlos Fuentes prétendait – mais peut-on se fier à des écrivains ? – que le budget que les Etats-Unis consacrent aux cosmétiques couvrirait les coûts scolaires de ce même tiers-monde et que celui dévolu aux animaux domestiques européens ferait face aux besoins de santé des pays les plus démunis. C’est par pudeur que je n’aborde pas la question du climat. Elle est en délibéré, semble-t-il, ces jours-ci. Mon propos n’est pas de vous impliquer dans le réseau de mes culpabilités et si je n’avais que des remords à vous dispenser, je ne me permettrais pas d’accaparer votre attention. Je souhaitais seulement tenter d’expliquer comment j’intègre dans ma propre pratique littéraire l’idée d’universalité dont je me vante. Je vais essayer de vous le dire en quelques mots. Si j’écris le mot MUR, votre intelligence enregistre un concept de mur. Le contexte dans lequel s’énonce cette idée de mur peut faire appel à des connotations très variées. Politique dans le cas du Mur de Berlin, religieuse dans l’exemple du Mur des Lamentations, historique si je parle du Mur de l’Atlantique, nostalgique si j’évoque le mur de l’école de mon enfance ou celui que je faisais en pension pour aller me livrer à la débauche. Mais rien de tout cela ne saurait être impliqué dans le mot lui-même. C’est nous qui sommes prêts à fournir à la demande les accessoires qui différencient l’essence de mur. Le mot mur est l’enveloppe de la réalité du mur. C’est une forme du contenant d’une donnée bien réelle mais qui se dérobe sans cesse puisque le contenu ne saurait être atteint sans détruire ou au moins ouvrir l’enveloppe. Ouvrir le mot mur est évidemment impossible. Or, c’est exactement ce que je cherche à faire avec un acharnement imbécile sur tout ce qui me passe sous la plume. Il est vrai que je travaille dans la littérature, c’est-à-dire avec du langage déjà existant, donc dans de la créativité très impure. L’écrivain travaille toujours sur du « ready made ». En littérature, seuls les poètes peuvent espérer accéder légitimement au statut d’artiste. Le seul recours aux synonymes est la médiocre variation dont je dispose. Quand j’aurai dit muraille au lieu de mur, je ne vous aurai guère fait rêver. Et je ne vous en aurai pas appris davantage sur la réalité du mur. Si écrire revient toujours, en fin de compte, à faire des métaphores, le langage, qui en est l’outil, renvoie le terme initial à l’infini, comme un jeu de miroirs placés l’un en face de l’autre dans une pièce carrée. Nommer un objet, c’est faire l’aveu de ne pas pouvoir le révéler. Ne croyez pas que j’ai perdu mon sujet de vue. Un phénomène me frappe au fur et à mesure que je lis des auteurs étrangers. Des auteurs de tous les pays du monde dans lesquels je ne me rends pas, faute de moyens et en raison de mon esprit casanier. Il est très rare qu’une idée, une expérience, un sentiment, exprimés dans un livre étranger me paraissent recouvrir une réalité que la traduction habillerait à la mode de chez nous mais qui n’aurait aucun écho dans mon propre vécu. Ce n’est pas impossible, c’est rarissime. L’exotisme en littérature me procure toujours une très rassurante déception. Dans le cas le moins favorable, il masque sous des épices qui vous emportent la bouche une cuisine internationale. Chez les meilleurs auteurs, le sentiment de l’étrange, de l’ailleurs, n’élargit que de quelques nuances inattendues le champ du possible. Prenons, à titre d’exemples, trois très grands livres qui m’ont marqué à jamais : Diadorim de João Guimarães Rosa, Le livre des mémoires de Peter Nádas, et Les belles endormies de Yasunari Kawabata. Le premier est une époustouflante épopée de bandits du Sertao Brésilien écrite en un seul chapitre de six cent vingt pages. Le second suit encore plus longuement les circonvolutions labyrinthiques de l’âme blessée et incarnée dans divers personnages d’un jeune Hongrois en quête de son identité. Le troisième est le court récit de quatre nuits chastes passées par un vieil homme japonais auprès de jeunes filles endormies par des narcotiques. Trois chefs-d’œuvre, trois univers, trois lexiques, trois pensées d’une puissance et d’une singularité inconciliables. Or trois fois de suite, je me suis identifié aux personnages comme si c’était de moi qu’il s’agissait. Trois fois de suite j’ai éprouvé pour le narrateur cette gratitude attendrie que j’avais enfant quand on me lisait des contes. Je n’étais pas brésilien avec Rosa, hongrois avec Nádas ou japonais avec Kawabata. J’étais le même indécrottable Français cartésien, centralisateur et sceptique, mais développant des potentialités insoupçonnées de sa sensibilité et de son entendement. Ici, je dois dissiper un malentendu que ma démonstration peut induire. Je ne suis pas en train de dire que je deviens portugais le temps de lire Lobo Antunes et que cela me tient lieu de citoyenneté mondiale. Je cherche à repérer dans l’expérience de la lecture les signes d’une universalité qui rendrait en fin de compte inutile la revendication de cette citoyenneté élargie. Il faut croire que la nature humaine est en grande partie universelle : l’art le démontre d’une façon évidente. Mais il ne me paraît pas raisonnable de prétendre que l’universalité de la pensée humaine puisse reposer sur des évidences. Ou alors, ce serait des évidences qui nous aveugleraient. Et leur éventuelle révélation serait, pour le coup, la fin de l’histoire que l’on nous annonce. Je crois profondément, et je préfère infiniment croire, que ce qu’il y a d’universel dans le monde ne peut pas être atteint. Ma théorie, mon petit caillou apporté à l’édifice des réflexions sur ce sujet, c’est que l’universel et le réel sont asymptotes et se rejoignent donc à l’infini. Chercher l’un équivaut à s’intéresser à l’autre. Mais par quelque voie que l’on chemine, on doit savoir que l’on n’aboutira jamais. Je ne le proclame pas comme une malédiction mais au contraire comme une chance. Le seul risque grave ne consiste pas en un soudain bond en avant de la civilisation qui nous ferait découvrir la réalité des choses. On observe qu’aucun programme scientifique ou technique ne se propose de rendre l’art inutile par l’élucidation définitive du réel. Il faut donc se rendre dans les musées, dans les galeries d’art, dans les salles de concert et de théâtre, dans les bibliothèques et les librairies, c’est là que se joue le sort du monde. C’est là que l’homme relève le défi du réel. Et le véritable risque pour l’humanité serait de renoncer à faire de la réalité le but ultime d’une aventure sans fin. Quant à la terminologie qu’il convient d’adopter, certains parleront du sens de la vie, d’autres de l’ordre du monde, moi, j’en pince plutôt pour la notion plus radicale de réel, parce qu’elle n’implique pas a priori une organisation que l’on a vite tendance à attribuer aux dieux. Mais c’est tout un. Ce qui est certain, c’est que ça préoccupe tout le monde, avec plus ou moins d’intensité et d’urgence, mais partout et depuis la nuit des temps. Les peintures rupestres sont là pour l’attester. Que ce réel soit pour certains la seule chose vers laquelle il importe de tendre et autour de quoi toute leur vie s’organise, ne relève ni de la perversion, ni de l’apostolat. C’est simplement une chance, comme, par exemple, celle de naître Français. Et que le réel, pour certains, n’existe pas plus que la vérité, ne me gène pas davantage. Dans la quête d’une chimère, ce n’est pas la chimère qui compte. Surtout si la quête est une démarche universelle. Pour moi, sans aucun doute, c’est ce réel intangible, que les artistes tentent d’approcher d’un peu plus près, qui me semble le seul fondement légitime d’une citoyenneté mondiale. C’est par cette quête que je me prémunis contre le risque qu’ailleurs soit le contraire d’ici. C’est cette certitude – fût-elle la résultante de mes doutes – qui me garantit que l’autre est toujours potentiellement un second moi-même. En somme, je suis un citoyen du monde parce qu’un mur est toujours un mur et n’est jamais un mur.

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