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Le non avenir d’une illusion

Un certain nombre de nos contributeurs – en particulier notre ami Jean Gabard, mais pas seulement – cherchent, pour des raisons d’ailleurs opposées, à « naturaliser » les orientations sexuelles et, d’une manière plus générale, les comportements humains qui y sont liés (mariage, filiation, etc.). C’est cette conception « naturaliste » de l’homme, sous couvert d’anthropologie, voire de neurosciences, que je voudrais ici réfuter. Éric Fassin, professeur de sociologie  à l’École Normale Supérieure, le dit fort bien dans un article – pertinemment intitulé L’illusion anthropologique , paru dans la revue Témoin 12 (mai/juin 1998) : cette conception naturaliste « constitue la clef de voûte de notre système anthropologique ». Au-delà du fameux « paradigme perdu » (Edgar Morin) de la nature humaine, une telle démarche tend à « essentialiser » la différence. Comme l’écrit Françoise Héritier, professeur honoraire au Collège de France, dans son classique Masculin / Féminin , la pensée de la différence (1996) : « il m’est apparu qu’il s’agit là du butoir ultime de la pensée, sur lequel est fondée une opposition conceptuelle : celle qui oppose l’identique au différent ». Bref, si l’autre est autre (sexuellement, mais – pourquoi pas ethniquement – parlant), c’est que sa « nature » n’est pas la même. Et Irène Théry, directrice d’études à l’École des Hautes Études en Sciences sociales, de surenchérir dans la revue Esprit (octobre 1997) : « cette symbolique des genres, du masculin et du féminin, existe dans toutes les sociétés humaines : elle est ce par quoi la culture accorde sens à la caractéristique sexuée de l’espèce vivante que nous sommes, mais à laquelle nous ne nous réduisons pas ». Héritier, quant à elle, dénonce ce qu’elle nomme « l’illusion naturaliste » : « les catégories de genre, les représentations de la personne humaine sexuée, la répartition des tâches réelles, telles que nous les connaissons dans les sociétés occidentales, ne sont pas des phénomènes à valeur universelle, générés par une nature biologique, mais bien des constructions culturelles ». Les contre-exemples extra-occidentaux sont légion. Ainsi Fassin, s’appuyant sur une étude de Melville Herskovits, Women Marriage in Africa , évoque cette pratique – apparemment répandue en Afrique – pour une femme riche, mais stérile, de prendre une « épouse » pour assurer sa filiation : « la biologie s’efface devant la logique sociale : la femme peut être un « “mari” ». Logique sociale, voire logique religieuse : Héritier mentionne, dans son livre, les Inuits chez qui le « genre » dépend de la réincarnation, « l’enfant qui vient au monde a certes un sexe apparent, mais ce sexe n’est pas nécessairement considéré comme son sexe réel. En effet, le sexe réel est celui porté par l’identité, par l’âme-nom ; c’est-à-dire le sexe de l’ancêtre dont l’âme-nom a pénétré telle femme, s’est installée dans sa matrice pour renaître à nouveau. Et de donner un exemple concret : « Iqaliijug est la réincarnation du père de sa mère. Elle se souvient de sa vie intra-utérine où, sur deux banquettes situées à droite et à gauche, reposaient les symboles du travail masculin et féminin. A sa sortie, homme réincarné, elle se saisit, par choix, des objets masculins. Homme par son âme-nom, elle naquit avec un sexe apparent féminin ». En un mot comme en cent, rien ne va de soi. La « nature » est le cache-misère d’une ignorance, déguisée sous la fausse évidence de cette notion – intrinsèquement exécrable – de « bon sens » : un homme est un homme et une femme une femme. Le « genre », catégorie – il faut le rappeler – grammaticale et non pas physiologique (donc arbitraire, autrement dit variable selon le lieu et l’époque), est construit – socialement ou individuellement – et non point gravé dans le marbre par la biologie. D’où le miroir aux alouettes que représente l’anthropologie, lorsqu’elle s’institue en science « universelle » de l’homme. Comme nous le dit Éric Fassin : « l’anthropologisme est la défaite de l’anthropologie ».

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