Les mouvements identitaires préfigurent-ils un renouveau du conservatisme ?
C’est un fait, l’époque a fait sienne le thème de l’identité, certes sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy et de son conseiller occulte, Patrick Buisson ; mais n’y-a-t-il pas en profondeur quelque chose de plus, une vague de fond indicatrice, comme l’affirme l’universitaire catholique Guillaume Bernard, d’un « mouvement dextrogyre » ? Le terreau « identitariste », rien qu’en France, brille par le nombre et la diversité de ses représentants : Bloc Identitaire, Français de souche, Troisième voie, Terre et peuple ; ce dernier groupuscule, étant animé par un admirateur d’Hitler, Pierre Vial, revendiquant des liens avec le parti grec néo-nazi, Aube dorée, et, brocardant la « tiédeur » du Front National en défilant par défi, une semaine après lui, au pied de la statue de Jeanne d’Arc. Serait-ce là l’avant-garde « révolutionnaire » d’une idéologie, en réalité conservatrice ? Conserver ou changer, le débat agite et divise la France depuis la révolution. « Le questionnement identitaire, écrit le pape de ce qu’on a appelé la “nouvelle droite” dans les années 70, Alain de Benoist, est bien un phénomène moderne. Il se développe à partir du XVIIIème siècle sur la base de l’individualisme naissant ». Frédéric Rouvillois, professeur de droit constitutionnel à l’université René Descartes, à Paris, et co-auteur d’un monumental Dictionnaire du conservatisme , récemment paru aux Editions du Cerf, précise : « L’attitude conservatrice, même lorsqu’elle n’est pas à proprement parler “réactionnaire”, s’analyse toujours comme une réaction à une menace pesant sur ce qui est (voire sur ce qui était) : elle ne se conçoit pas sinon ». La « conservation » cherche, en effet, à poser des limites à des bouleversements dont le caractère illimité porte en lui les germes de la subversion de l’ordre ancien. « A partir des Lumières, note Zygmunt Bauman, philosophe et sociologue d’origine polonaise ayant enseigné à l’université de Leeds, on a considéré comme une vérité de bon sens le fait que l’émancipation de l’homme exigeait la rupture des liens des communautés, et que les individus soient affranchis des circonstances de leur naissance ». Sortie hors d’un cadre préconstitué, émancipation, affranchissement. Au XVIIIème siècle, le sujet devient – enfin ! – autonome. « Dans cette optique, poursuit Alain de Benoist dans son livre Problématique de l’identité , l’idéal d’« autonomie », hâtivement converti en idéal d’indépendance, implique le rejet de toute racine, mais aussi de tout lien social hérité », ce que Patrick Buisson nomme les « cadres normatifs des sociétés traditionnelles » et que l’universitaire souverainiste québécois Mathieu Bock-Côté résume par la formule « le pôle anthropologique de l’enracinement et de la limite ». La problématique ne date pas d’hier. Déjà, au XVème siècle, Pic de la Mirandole, ne proclamait-il pas, dans son Discours sur la dignité de l’homme (1486), parlant fictivement en lieu et place de Dieu Himself : « je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, pour que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même, toi que ne limite aucune borne » ? C’était – déjà ! – ce que Marcel Gauchet appelle la « sortie de la religion », le passage de l’hétéronomie – d’une règle venue d’en haut et imposée de l’extérieur – à l’autonomie, c’est-à-dire à une autorégulation de l’homme devenu ainsi son seul et unique maître. Toutefois, précise Gauchet dans son dernier ouvrage Le nouveau monde , un changement de nature s’est produit : « l’aspiration à l’indépendance individuelle s’affirmait dans le cadre d’une appartenance qui la limitait et dont, à ce titre, elle combattait les contraintes ; mais qui lui fournissait en même temps un support et qui guidait largement sa participation à la chose commune ». Apparaît alors une abstraction : l’Homme contemporain, prométhéen et libre de toute chaîne, pur produit de la rationalité dix-huitièmiste, accentuée par l’individualisme propre à notre temps, « cette nouvelle créature, dit le philologue Rémi Soulié, détachée de ses appartenances jugées aliénantes, mais à qui sont avantageusement attachés des droits naturels ». Le conservatisme, en réaction à tout ceci, se définirait donc comme un « holà ! », une volonté d’encadrement, « la réhabilitation de la notion de limites, comme le dit Jean-Baptiste d’Albaret, rédacteur-en-chef de Politique Magazine ; des limites qui dessinent les contours de mœurs politiques, éthiques, sociales dont la légitimité s’enracine dans des coutumes et des institutions léguées, intactes ou sagement réformées au cours des siècles ». Aux élites « déterritorialisées et mondialisées » qu’évoquent Zygmunt Bauman ou le géographe Christophe Guilluy s’opposerait la vision heideggérienne de l’identité, telle que décrite dans une de ses conférences de 1951 : « bâtir, habiter, penser : en vieil allemand, buan signifie aussi habiter, demeurer, séjourner ; c’est ce mot que l’on retrouve dans le bin de Ich bin , je suis. Dire « je suis », c’est donc dire « j’habite ». Le « mouvement dextrogyre » amorce par conséquent une reconquête, une révolte contre une doxa encore dominante. Patrick Buisson, promoteur d’un gramscisme de droite, déclarait dans une interview au Figaro du 9 juin 2017 : « A l’ère de la communication, ainsi que l’avait prévu Gramsci, la relation de domination ne repose plus sur la propriété des moyens de production. Elle dépend de l’aliénation culturelle que le pouvoir est en mesure d’imposer via la représentation des évènements produite par le système politico-médiatique dont le rôle est de fabriquer de la pensée conforme et des comportements appropriés ». Buisson rêve, de manière tout à fait explicite, à une alliance du populisme anti-élitaire et du conservatisme bourgeois, à l’instar de ce qu’avait réalisé De Gaulle en 1958 ; et Marcel Gauchet de prophétiser, dans une autre interview au Figaro , datant du 13 mai de l’année dernière : « Nous sommes dans ce qui ressemble à une fin de cycle où la question politique revient en force. On assiste à un retour du vieux monde pré-moderne ». Ce que Buisson explique par un besoin de transcendance, « le mystère chrétien, affirme-t-il dans l’interview sus-citée, est disponible pour une nouvelle aventure de l’esprit », qu’il n’hésite pas à qualifier de « recivilisation ». L’on pense alors à ce qu’écrivait le philosophe russe très lié à l’Eglise orthodoxe, Nicolas Berdiaev : « La pensée conservatrice voit dans les rapports humains le retour vers ce qui est éternel, non pas le retour des choses déjà créées, mais le retour de ce qui est permanent en elles. Mais cet éternel doit toujours être recréé spirituellement dans le temporel » ( Cinq méditations sur l’existence , 1936). Le résultat politique de ce néo-conservatisme identitaire pourrait être une sorte de programme commun des droites, sur le modèle du programme commun de la gauche de 1972. Les médias « alternatifs » y travaillent d’ores et déjà d’arrache pied : Martial Bild et sa TV Libertés, Arnaud Stephan et Charlotte d’Ornellas, fondateurs de L’incorrect , et Alexandre Devecchio, l’interviewer de Buisson et Gaucher pour le Figaro , qui va bientôt diriger une revue dont le titre en dit long : Recomposition ! Bref, du gramscisme puissance dix…