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L’Histoire est un objet littéraire (bis)

« Les Rois doivent se concilier la faveur des bons Écrivains » Matthias Corvin, roi de Hongrie (1443-1490)   Partition épistémologique L’Histoire est un objet littéraire. Le prédicat de cette proposition mérite d’être exploré plus avant, puisqu’il comporte un vocable à la fois très précis et polysémique, accompagné d’un qualificatif qui, autant qu’il précise davantage le vocable, le réduit à une unité formelle. Ici le mot « objet » est entendu dans son sens premier : comme ce qui est pensé ou représenté, en prenant soin de le différencier de l’acte par lequel il est représenté ou pensé. Il s’oppose donc au « sujet », opposition importante à souligner, puisque certains commentaires sur mon texte «  L’Histoire est un objet littéraire  », ont directement placé le prédicat en lieu et place du sujet. Quant à l’adjectif « littéraire », il n’est pas à prendre comme ce qui ressortit à la littérature mais comme ce qui est le véhicule d’une expression écrite. Pour le dire donc autrement, l’Histoire est une représentation qui a pour véhicule l’expression écrite. Ainsi formulée, il devient plus évident que l’Histoire n’est nullement un ensemble de faits ou d’événements, mais l’ensemble des représentations liées à ces faits ou événements, fixées par l’expression écrite. Cela implique de prime abord l’idée de distance : dans ses notes sur Baudelaire, Walter Benjamin affirme « Écrire l’histoire veut dire citer l’histoire » (1), et Ivan Jablonka, dans son manifeste pour les sciences sociales : « L’idée selon laquelle les faits parleraient d’eux-mêmes relève de la pensée magique » (2). Hegel, quant à lui, accorde, en allemand, au mot Histoire (Geschichte), dans sa démarche idéaliste, un double sens : « Le mot Geschichte réunit dans notre langue l’aspect objectif et l’aspect subjectif : il signifie aussi bien le récit des événements que les événements eux-mêmes ; il ne s’applique pas moins à ce qui est arrivé (Geschehen) qu’au récit de ce qui est arrivé (Geschichiserzählung) » (3). Ce qui m’apparaissait primordial était donc de souligner la double distance focale qui surgit dès lors que l’historien livre son travail : attendu que l’historien ne peut ni se dégager de sa propre époque, ni de sa subjectivité, à l’égal de celui qui le lit, attendu que sans cesse des éléments nouveaux viennent compléter les sources dont se servent les historiens (archéologie, paléographie, philologie, &c…) et attendu que depuis la révolution industrielle et la domination capitaliste, la mesure du temps s’est écartée des cycles naturels et événementiels pour devenir celle de la production, de la circulation et de la division du travail, il est rigoureusement impossible de faire de l’Histoire un simple ensemble chronologique et diachronique, mais plutôt de la considérer comme l’épreuve mouvante que subit n’importe quel autre objet littéraire où l’individualité de celui qui a écrit résonne comme une forme de résistance aux tentatives d’objectivation typiques de son temps, laquelle résonance se transforme en écho chez le lecteur qui implique à son tour sa distanciation critique. Cette résistance est au sens strict une prise de position, une disposition éclairée de la subjectivité, puisque l’Histoire « s’exerce toujours en milieu hostile, contre un ennemi qui s’appelle erreur, tromperie, déni, mensonge, secret, oubli, indifférence » écrit encore Ivan Jablonka, confirmant ainsi ce qu’il annonce dès le début de son ouvrage : « Concilier sciences sociales et création littéraire, c’est tenter d’écrire de manière plus libre, plus juste, plus originale, plus réflexive, non pour relâcher la scientificité de la recherche, mais au contraire pour la renforcer », ce avec quoi je ne peux être que d’accord et qui me permet de réfuter l’affirmation d’un commentaire sur mon texte précédent où il est écrit : « Qui dit récit, pour autant, ne dit ni roman, ni produit littéraire. Vous auriez pu dire, par contre que c’est un produit « écrit », d’où le topo sur la Préhistoire, période qui n’écrit pas, etc… ». Mais c’est aussi par ses trouvailles stylistiques et les insertions fictionnelles que l’historien prend la mesure de l’époque et des faits qu’il étudie en les déposant comme pièces à conviction dans le temps synchronique, quitte à utiliser la figure de l’anachronisme, car faire montre de subjectivité et d’invention littéraire dans le travail historique n’est pas incompatible avec l’énonciation de la réalité des faits, bien au contraire, et permet, en retour, au lecteur de procéder à ses propres réflexions, vérifications, rectifications. A cet égard, l’historiographie se doit de prendre en compte comment l’écriture de l’Histoire est proprement modulée par l’espace laissé au champ de captation critique du lecteur (École de Constance) et par différentes forces idéologiques et philosophiques… et même étatiques, celles qui polarisent ou tentent de polariser une dimension qu’elles veulent encore lier à une sorte d’écoulement temporel ou, au contraire, à l’endurcissement de mythes soi-disant fondateurs, passés ou présents, le tout relégué et organisé par un système médiatique qui cultive l’irrationnel sans parcimonie aucune. En tant qu’objet littéraire, l’Histoire rappelle à ses lecteurs leur présence en qualité d’individus, et cela permet de les replacer dans l’origine même de ce qui s’est réellement passé et de ce qui se passe réellement, c’est-à-dire de les sortir d’une idée rigide dans laquelle ils ont été longtemps enfermés, expulsés de l’Histoire qui est pourtant « l’ensemble fonctionnel des sujets individuels réels » (4). Le phénomène du révisionnisme n’est certes pas nouveau – je ne pense pas ici aux délires négationnistes concernant la Shoah –, il est souvent attaché au principe de justification, tout à la fois dans les régimes ouvertement autoritaires (les photos truquées par le régime stalinien) et les régimes dits démocratiques où les événements sont davantage fabriqués que dissimulés, présentés dans des systèmes d’emballage spécialement conçus pour l’avancée de la domination marchande et technique. Ce qui fonde le temps historique, fondamentalement, c’est que depuis longtemps, le Pouvoir a réussi à dérober à peu près tout ce qui concerne le récit simple du passage du temps, pour placer, dans un temps faussement irréversible, le récit des dynasties qui se succèdent, des combats qu’elles mènent, des victoires qu’elles remportent, bref le récit des maîtres que rappelle la phrase de Matthias Corvin mise en exergue du présent texte, rapportée par Baltasar Gracián (5) et dont aujourd’hui le modi loquendi a pris le nom de spectacle, les bons Écrivains en moins. « La naissance du pouvoir politique, qui paraît être en relation avec les dernières grandes révolutions de la technique, comme la fonte du fer, au seuil d’une période qui ne connaîtra plus de bouleversements en profondeur jusqu’à l’apparition de l’industrie, est aussi le moment qui commence à dissoudre les liens de la consanguinité. Dès lors la succession des générations sort de la sphère du pur cyclique naturel pour devenir événement orienté, succession de pouvoirs. Le temps irréversible est le temps de celui qui règne ; et les dynasties sont sa première mesure. L’écriture est son arme. Dans l’écriture, le langage atteint sa pleine réalité indépendante de médiation entre les consciences. Mais cette indépendance est identique à l’indépendance générale du pouvoir séparé, comme médiation qui constitue la société. Avec l’écriture apparaît une conscience qui n’est plus portée et transmise dans la relation immédiate des vivants : une mémoire impersonnelle, qui est celle de l’administration de la société. « Les écrits sont les pensées de l’Etat ; les archives de sa mémoire » (Novalis) (6). Partition dialectique Ce premier récit du temps irréversible a donc connu sa fin par la force centrifuge sans cesse plus puissante de la classe bourgeoise qui, de révolutions en révolutions, a fini par installer le travail comme modulateur des conditions historiques, sous la forme principale de la production économique, laquelle a fragmenté les strates jusque-là figées des temps modernes et traditionnels en transformant tout et tout le temps grâce à la marchandise et sa circulation. Cette « permanence en mouvement » implique qu’au temps jadis événementiel (les cycles dynastiques et leurs conquêtes) ou naturel (la production agraire, par exemple, était tributaire des saisons) se substitue le temps, particulier, celui de l’économie politique avec laquelle, il – le temps – va devenir lui-même, en tant que temps de production, une marchandise avec, pour corollaire, l’unification de l’espace. C’est donc à cette époque que l’historiographie va naître, puisque qui dit révolution dit disjonction, et la disjonction mène à un point central qu’est le processus littéraire. Je ne m’attarde pas sur l’aberrant positivisme. Ce qui a été essentiel pour récupérer le matériel historique mis à nu par la suprématie enfin acquise de la bourgeoisie, cela a d’abord été la première intuition des Lumières, y compris Rousseau, puis les tentatives de Hegel, critiquées par Feuerbach, et enfin le matérialisme historique de Marx et Engels. Certains, dans la même période, continueront à faire de « l’histoire nationale » ou « romantique », mais après ces passades, il sera admis que l’Histoire, comme objet littéraire, devra se débrouiller (éviter d’être brouillée) avec l’économie politique et l’immanence du marché qui se mondialise à une vitesse folle, ce qui conduira, malgré tout, à L’École des Annales dans les années 1930, où l’étude historique tente de s’appuyer sur des cordes interdisciplinaires, davantage pour élargir la nature de son récit que sa fonction : la source historique, le document, le témoignage deviennent les moyens de la narration, alors qu’ils étaient jusque-là surtout considérés comme ses objets. En un sens, raconter l’Histoire c’est l’inventer, c’est renverser le rôle informatif des sources en saisissant ce qu’elles n’indiquent pas (voyez le travail de Georges Duby sur l’époque médiévale) et en les complétant avec des éléments issus des autres disciplines. En particulier sur ce qui marque profondément notre époque, à savoir les représentations, puisque depuis le constat irréfutable de la séparation achevée, il nous faut bien écrire par quoi elle a commencé – d’où un retour à la fois enjoué et perplexe au platonisme – narrer son périple et imaginer ses différents supports au cours des époques, le Moyen Âge demeurant son siège le plus intriguant, pour enfin tenter, aujourd’hui, de savoir où est passé l’homme, pourquoi et comment la notion de Néant a-t-elle surgi aussi soudainement au XXe siècle comme hypostase paradoxale. Il est entendu que la vérité, en tant qu’idée, ne sera jamais incluse dans l’objet scientifique, et il est hors de question, maintenant, pour un historien de prétendre la saisir, la connaître et la transmettre, ce qui malheureusement reste une défaillance notoire de l’enseignement, les professeurs d’histoire, rarement historiens, étant colporteurs d’une désastreuse confusion entre vérité et réalité. Il en est de même pour les professeurs de philosophie, dont très peu sont philosophes. L’incroyable mais pourtant réelle domination des représentations, qui a arraché l’homme à son vécu propre, l’ayant expédié dans la survie, n’est pas la fin de l’Histoire, comme on a pu le comprendre en lisant mal Hegel à propos d’une réalisation plutôt que d’une fin, la réalisation du droit comme matérialisation de la raison. Empiriquement, la solution finale de Hitler ou la bombe atomique démentent cette fin, si l’on la considère simplement comme un arrêt. Pour le reste, l’évacuation du temps vécu, individuellement, la dématérialisation généralisée grâce aux dispositifs cybernétiques, le potentiel nucléaire, nous indiquent que l’Histoire est accomplie depuis qu’il est techniquement possible de la faire disparaître, surtout si l’on s’accorde à dire qu’elle est apparue à un  moment donné, même si mal précisé : tout objet qui apparaît est susceptible de disparaître. Il est temps d’écrire, cerné par une progression technologique – je réfute la notion de progrès technique pour ce qui suit – définalisée et toute gluante de raison instrumentale, ce qui n’est que le commencement d’une époque, de l’écrire grâce à l’éclaircie qui illumine le passé, cette Histoire tellement prévisible quand on veut bien lire, par exemple, les parfaites prolepses encrées de Machiavel ou de Mirabeau, qui démentent la possibilité du chaos partout ventilée, aujourd’hui, dans les conduits médiatiques, politiques, diplomatiques. L’hostilité n’est jamais constante, car en chaque individu est la demeure commune de l’objectivité et de la subjectivité, qui lui permettent de se jouer de tout impératif simplement représenté, même si réel, car il lui reste la possibilité de reconstituer l’esprit du monde et de se séparer de la séparation, de retrouver l’encre de la vie, son sens historique qui n’est pas une direction, et de recouvrer l’être-là qui hurle sa mondanité qu’il croyait être le fruit d’une quelconque production, et non sa métaphysique. Je déteste cette question : « Que faites-vous dans la vie ? », qui implicitement me demande quelle est ma place dans la chaîne de production (à savoir : quel est votre travail ?), alors que précisément mon éventuelle place dans la chaîne de production est strictement en dehors de la vie. C’est aussi là le risque de perdre l’Histoire si nous ne pouvons plus échapper à ce temps faussement irréversible et pseudo-cyclique ; mais sans reculer, non, en avançant avec les mots et les actes que nous pourrons – ou d’autres –, plus tard, écrire en toute connaissance de cause, même si les effets immédiats que nous provoquerons n’auront que la forme d’une préface d’un récit qu’il faudra laisser aux suivants le soin d’inventer, puisqu’ils sauront que l’Histoire est une invention, vécue ou écrite, une parole donnée. « Dans les phases où l’esprit du monde, la totalité, s’assombrit, même des hommes particulièrement doués ne peuvent devenir ce qu’ils sont ; aux périodes favorables, comme pendant et juste après la Révolution Française, des hommes moyens furent portés bien au-dessus d’eux-mêmes. Et même, à la chute individuelle de l’individu qui est en concordance avec l’esprit du monde, précisément parce qu’il devance son temps, s’associe parfois la conscience que ce ne fut pas en vain » (7).   (1) Walter Benjamin, «  Baudelaire  », La Fabrique Éditions, Paris, 2013 (2) Ivan Jablonka, «  L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales  », Collection La Librairie du XXIe siècle, Le Seuil, Paris, 2014 (3) Friedrich Hegel, «  Leçons sur la philosophie de l’histoire  », Introduction. (4) Theodor W. Adorno, «  Dialectique négative. Critique de la politique  », Payot, Paris, 1978 (5) Baltasar Gracián, «  L’homme de cour  », Damien Beugnié, Paris, 1702 (6) Guy Debord, «  La société du spectacle  », Buchet-Chastel, Paris, 1967 (7) op. cit. Theodor W. Adorno

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