L’Histoire est un objet littéraire
Depuis quelques années, aux équinoxes je réunis tout ce que j’ai pu saisir dans l’esprit de mon temps, de la simple bribe de conversation captée à la boulangerie ou chez le buraliste à l’excellent paragraphe d’un livre, en passant par une fumisterie médiatique reprise, voire générée, par un éditorialiste prétentieux, écrivain raté, qui a vite fait d’oublier qu’il n’est qu’un simple salarié. Puis, cet automne, passée l’éclipse de Lune et finissant de nettoyer quelques dossiers, je me suis aperçu que j’avais oublié des textes qui avaient deux ans, et dont certains étaient issus de commentaires que j’avais faits ici et là. Et ici, précisément, cela concernait un texte signé Lilou, paru le 05 octobre 2013 dans Reflets du Temps, intitulé « Est-ce à la littérature d’écrire l’histoire ? », sur lequel j’avais émis quelques courtes remarques puisqu’il me semble que, par définition, et j’en ai brièvement parlé la semaine dernière à propos de Faulkner, l’Histoire est de la littérature, elle n’existe que comme pur produit de la langue, et surtout de l’écriture : avant l’invention de cette dernière, on parle de préhistoire. De ce fait acquis, l’Histoire n’est pas l’ensemble de mouvements, de guerres, de découvertes, ni le destin de peuples, c’est le récit de tout cela. Le récit. « – Oh ! mes livres !… On ne dit rien dans un livre de ce qu’on voudrait dire. S’exprimer, c’est impossible !… Eh ! oui, je sais parler avec ma plume, tout comme un autre. Mais parler, écrire, quelle pitié ! C’est une misère, quand on y songe, que ces petits signes dont sont formés les syllabes, les mots, les phrases. Que devient l’idée, la belle idée, sous ces méchants hiéroglyphes à la fois communs et bizarres ? Qu’est-ce qu’il en fait, le lecteur, de ma page d’écriture ? Une suite de faux sens, de contresens et de non-sens. Lire, entendre, c’est traduire. Il y a de belles traductions, peut-être. Il n’y en a pas de fidèles. Qu’est-ce que ça me fait qu’ils admirent mes livres, puisque c’est ce qu’ils ont mis dedans qu’ils admirent ? Chaque lecteur substitue ses visions aux nôtres. Nous lui fournissons de quoi frotter son imagination. Il est horrible de donner matière à de pareils exercices. C’est une profession infâme » (Anatole France, « Le Lys rouge », 1894). On a noirci des pages entières, de toutes choses attrapées au vol, de mots fins, de sentences remarquables ou simplement sonores, durant tous ces longs jours de solitude et de silence, pendant les rêveries au cœur de la foule, au cours de longues heures de vol passées rivé au zinc sur un tabouret haut perché, embrumé de brune bleue, le regard en dérive dans les bulles d’or du demi, les oreilles buvant des musiques toniques, la bouche à vociférer au visage d’un public à peu près scandalisé ce que précisément il fallait écrire. Et tout ça pour ça ? Nous sommes d’accord que ne suffit pas ce grossier trait du baroudeur à l’encre éthylique. Certes nous y trouverons quelques ressources narratives, ce qui pourrait suffire à l’amusement de la galerie, mais nous serons loin encore d’avoir saisi l’être nu, sans l’uniforme du matérialisme et sans le déni historique de l’idéalisme bon ton qui circule depuis plus de deux cents ans comme un vent vif qui voudrait avoir gardé du frais dans ses embruns âgés. Quant aux lectures, elles permettent de retrouver la respiration de l’Histoire, à condition bien sûr de lire des livres de tous les temps. Qui lirait exclusivement des ouvrages de son temps, y compris ceux signés par des historiens, ne pourrait ni savoir où il vit ni comprendre les conditions présentes de son existence, même disposant d’un large réseau social et faisant des voyages. Où l’idée est-elle précipitée, dans un coin d’ombre, cachot lexical, pour que son usage écrit soit si flou, l’encre diluée dans les veines des phrases censées les accueillir ? – Comment écrivez-vous ? – Tout appréciant la contradiction, m’y lovant avec le confort du plaisir de nuire, j’écris avec les angles aigus ; les forces en présence sont proportionnelles et équilibrées – ainsi de la facilité pour écrire l’analyse, de la difficulté pour écrire l’intuition. L’idée, comme le fait dire Anatole France au personnage Paul Vence, est déjà filtrée par le simple phénomène de son énonciation ou de son écriture. A cela s’ajoute le récepteur de cette énonciation qui à son tour va filtrer le message avec ses propres démodulations. Le décalage varie d’abord selon la fonction du texte. Si la portée de ce décalage est modérée avec les éléments narratifs, ceux du roman ou du récit par exemple, elle peut par contre prendre des proportions considérables avec les éléments informatifs, ceux de l’essai par exemple, ou formels, ceux de la poésie. Et l’intuition ? Aussitôt lancée dans un texte, l’intuition subit des interprétations parfois déroutantes, déviée par des lectures prismatiques, à tel point qu’elle peut se retrouver renversée, lue comme contraire à ce qu’elle énonce. Nous connaissons et vérifions tous l’accélération générale de la transmission de l’information, de la vitesse des transports, sur tous les terrains et dans tous les airs, et malgré ces vitesses qui s’approchent de l’impensable, l’intuition, elle, demeure toujours au-delà de cet impensable, et c’est bien pour nous. Nous reposons dans le nœud des choses, des êtres. Tout étant là parce que je suis là, j’envoie les qualia faire du music-hall, et j’achoppe sur l’évidence de l’intuition qui, si l’on se débarrasse de la notion de vitesse, est aussi spontanée que l’avenir. Il n’existe aucune condition préalable à ce type d’apparition, mais il existe des portes et de fines lames, de belles plumes, des figures douces et sensibles, solidement véritables, des figures de caractère. C’est l’effet d’une masse de temps isolée. Il n’y a rien dans l’intuition qui soit du phénomène. L’interprétation d’un texte se veut élucidation de son sens, en particulier quand celui-ci n’est pas directement accessible, ce qui représente la plupart des cas concrets de critique dialectique où le jeu rhétorique instaure des figures ironiques, voyez les nombreux styles en la matière, des figures métaphoriques et allégoriques, des antiphrases, des détournements, le tout parfois circulant du début à la fin pour constituer une parabole, un système représentatif, une morale – voyez au contraire une fable passée au filtre de l’interprétation qui demeure néanmoins l’énoncé de faits de l’esprit éprouvés. Les écueils de l’herméneutique sont nombreux. Le contresens par exemple peut être un défaut de lecture, une erreur, un manque, mais il est aussi, dans bien des cas, un manquement, une mauvaise foi, une manipulation, surtout si cette lecture est une réponse, critique de la critique, une tentative de réfutation formulée comme telle. Ces mélectures étant livrées par wagons entiers, il est devenu inutile – et impossible – de les considérer toutes, je veux dire une à une, mais il devient plus facile, pour éclaircir, de les prendre toutes comme un ensemble cohérent, comme l’effet acquis d’un système social, avec toute la force d’inertie à considérer s’il fallait que cet effet soit soudainement arrêté. Socialement, quelles choses typiques aussi que ces interprétations qui voudraient s’approprier le texte qu’elles examinent – c’est un trait assez petit bourgeois finalement –, plutôt en réduisant la sauce qu’en l’allongeant, avec cette façon de dire que de toutes les façons, ce que veut dire l’auteur du texte, ON le sait bien mieux que lui, souvent d’ailleurs parce qu’ON a, dans son joli curriculum vitae, les titres qui vont bien, expert, spécialiste, maître, docteur, agrégé, certifié et le cul sur la commode, avec tous les tiroirs de toutes les spécialités et de l’encadrement organisé. Le glissement est flagrant ; de l’interprétation ON tente de passer à l’explication, et cela finit en glissade, car cette interprétation qui voudrait s’approprier le texte, le dévorer et le digérer, s’étouffe, c’est la fausse route, et transforme sa régurgitation en questions cumulées, si bien qu’il est avoué indirectement, dans la confusion et la bouillie, qu’ON ne sait pas de quoi le texte parle. Aussi, ce n’est pas une réponse au texte qui est établie, ce sont des enfilades de questions rhapsodiques. Qu’est-ce qui fait qu’un texte n’est pas lu conformément aux intentions premières de son auteur ? Dans « Précisions sur All The King’s Men »(1), Debord le formule ainsi : « Il paraît préférable de se limiter, pour rester au cœur du problème débattu ici – langage et communication – à l’interrogation la plus générale : pourquoi ne sait-on pas lire notre texte ? Il me semble que cette impuissance provient de la tendance à traiter par la spécialisation un texte qui précisément la rejette ». C’est ainsi que dans le retour sur le texte, le lecteur questionne des intentions que l’auteur n’a jamais prétendu avoir ou porter. Quel que soit le degré lexical et syntaxique du lecteur (de l’auditeur), la rencontre avec des phrases à grande structure interne montées sur de nombreuses conjonctions et coordonnées devient facilement un brouillage. Ecrire baroque aujourd’hui permet de dire à-peu-près tout sans faire l’entendre. Mais sans aller jusqu’à ses joyeuses extrémités, un sujet, un verbe et un nombre réduit de compléments laisse beaucoup d’ânes perplexes, et si ceux-ci se prennent à faire un commentaire, nous faisons un beau voyage. La généralisation de l’expertise et de la spécialisation a produit de très compétents ingénieurs, des experts pointus, et pourtant beaucoup d’entre eux sont des idiots finis. Le spécialiste spécifique qu’on appelle l’homme politique n’échappe pas à la règle, et ceux d’entre eux qui sortent du lot usent de leur intelligence et faculté d’adaptation pour entreprendre la chose publique davantage en moyen qu’en fin. Bref, la relation du texte à son commentaire procède de la disjonction, d’autant plus si le lecteur l’attaque sous l’angle de sa propre spécialisation : l’auteur écrit « je pense », le lecteur comprend « je crois » et demande à l’auteur pourquoi il a écrit « je crois ». Parfois il ne lui demande rien mais va répandre à droite et à gauche que l’auteur a écrit « je crois », va même le répéter dans un autre texte où d’autres suiveurs liront « je comprends », mais contre lequel de prudents méthodistes répliqueront qu’il y avait très certainement l’énoncé « je pense » pour origine de cette circulation. Sur ce point, dans ce qu’il reste des universités où l’ont peut encore trouver des facultés de sciences dites humaines, cette circulation grotesque de mélectures volontaires est un exercice d’amphithéâtre et d’éditions étiquetées, l’exercice favori de fonctionnaires qui s’ennuient, occupation également vérifiable mais plus discrète auprès des écoles d’art, des spectacles subventionnés par décret, des galeries d’art. ON se pompe jusqu’à la dernière goutte sur l’ontologie du quiproquo. Venue dans ce juillet lointain – l’été était lumineux et pluvieux –, l’intuition avait pris chair, comme en témoignent certains religieux dans leur extase monastique, parmi lesquels depuis fort longtemps il y a de nombreux écrivains, consacrés dans la pensée et assis sur une croyance radicale. En écrivant, j’exécute une fixation ; l’interprétation ne se fait toujours que sur le déjà-là, et succombe évidemment à la distance diachronique, nous sommes faits de notre temps, c’est-à-dire du monde en tant que langage, de l’Histoire qui n’a pas de réalité « matérielle » en dehors du langage : si l’on fait exception des 120 dernières années qui ont vu naître le cinéma, la captation sonore, la cybernétique généralisée, ce qui précède en terme de matériel historique ce sont essentiellement des données linguistiques, accompagnées, dans une bien moindre mesure, de données iconographiques. Il est fréquent que dans les mots déliés vers tous les possibles que produit l’intuition, le lecteur dont l’ensemble des représentations est constitué d’images de captation marchande y voit le reflet d’une espèce de sectarisme. C’est parce que la radicalité, dans le sens strict où nous le prenons à l’instant, à savoir à la fois la lumière des profondeurs et la clarté limpide de l’immédiat, non seulement installe l’individu (l’indivisible) et dément par sa seule réalité illocutoire les ordonnances aliénantes de représentations policées. On a ainsi pu faire dire à Hegel qu’il envisageait la fin de l’Histoire. C’est le même, pourtant, qui écrivait à F. Creuzer le 30 octobre 1819 : « Je vais avoir cinquante ans, j’ai vécu trente ans dans une époque éternellement agitée, pleine de crainte et d’espoir et j’espérais qu’on pût un jour être quitte de la crainte et de l’espoir : je suis forcé d’admettre que tout continue… » (1) « Précisions sur All The King’s Men » fut rédigé en vue d’une publication dans la revue Tamesis, éditée par l’Union des étudiants de l’université de Reading. C’était une réponse aux professeurs Bolton et Lucas qui avaient commenté l’article « All The King’s Men » traduit dans cette même revue en mars 1964 par David W. Arnott, spécialiste des langues ouest-africaines ; réponse finalement jamais publiée. Quant au texte All the king’s men , il fut publié initialement dans le n°8 (janvier 1963) de l’Internationale Situationniste.