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Loin de Paris (11). Genève-Cornavin

Nous parlons du sommeil, de l’insomnie, de la difficulté de vivre seul : « Quand vous êtes déprimée, qu’est-ce que vous faites ? Vous prenez un larmaton, vous buvez, vous fumez de l’herbe ? » La jeune femme aux cheveux courts me répond avec une douce franchise, sans baisser ses yeux clairs : « Non, je ne fume presque plus, ni joints ni cigarettes, et seule je ne bois pas. Mais s’il arrive que l’angoisse me prenne à la gorge, qu’elle me paralyse, je prends un volatyl. Ça n’a aucun intérêt de souffrir ». Je fais une grimace sceptique : il y a peut-être des cas où souffrir est le prix à payer pour un progrès (Larmaton et volatyl sont des noms fictifs d’anxiolytiques et d’antidépresseurs, que j’emprunte au livre de Clément Rosset, Route de nuit, épisodes cliniques , Gallimard 1999). Nous sommes dans un café confortable en face de la gare de Genève-Cornavin. Elle dit aussi qu’elle a envie d’accepter la proposition qu’on lui a faite, d’enseigner à la prison de Genève. Je l’y encourage : « Vous verrez, les portes, les clefs, les murs, voir des hommes qui vous regardent arriver puis repartir libre, c’est réel. Presque trop réel même ». Elle : « C’est vrai, j’ai besoin de choses réelles, de réel ». Ensuite nous descendons vers le lac, vers le Rhône, ses eaux vertes et puissantes. Elle me tient compagnie en attendant l’heure de la conférence. Sur la base de lectures partagées,  nous avons de quoi parler. La conversation est intime, sans gêne, mue par une sorte de paisible et prudente curiosité mutuelle. Après la conférence, les étudiants sortent lentement de la salle, en jetant vers moi des regards de côté. Une étudiante plus hardie, à l’accent sud-américain, m’aborde, s’assied au coin de la grande table, dit ce qu’elle n’avait pas osé demander au moment officiel des questions : « si l’on peut  comparer la façon dont Kafka donne à des animaux (chien, singe, souris, insecte, rongeur) parole et surtout pensée, et le renversement analogue qu’opère Cortazár dans certains de ses contes (l’axolotl) ? » D’autres étudiants s’approchent, avec une curiosité animale et amicale, pour attraper une miette, capter un regard, pour être vus et entendus. Dans le couloir presque vide, on piétine à regret, on lance quelques dernières phrases que menace déjà l’obscurité de la nuit, de l’amère séparation. Le lendemain matin, de la chambre d’hôtel luxueuse et d’autant plus solitaire, je regarde les lumières de la ville, de la gare, surtout les lumières rouges : feux arrière des voitures et des autobus, signaux aux carrefours, enseignes. Un rouge amical, encourageant. Peu à peu le jour se lève sur la ville active et ordonnée, laissant apparaître la montagne couverte de neige qui la domine. Dans le train, ce sont les aspects de la neige qui captent mon regard. Un voyage, c’est aussi un voyage dans les pensées et les sensations que le mouvement disperse, comme le vent fait voler les papiers de part et d’autre de la voie. Les champs sont saupoudrés d’une pellicule qui ne cache rien, renforce seulement les contrastes, mettant en valeur le brun de la terre ou des arbres nus, un reste de vert végétal. Un cheval, la tête penchée et comme attentive, broute un rond d’herbe que la chaleur de ses naseaux a dégagée. La terre se vallonne au passage, dans un mouvement merveilleux, interrompu, suspendu, trop lent pour qu’on le surprenne. Sur un coteau, des ceps de vignes nus sous la neige méditent leur vin (le « fendant »). A un arrêt du train, chaque flocon laisse voir qu’il  met du temps à tomber, change plusieurs fois de direction, avant de finalement se poser. D’autres, pris dans un courant d’air, avancent horizontalement, comme des planeurs, leur pesanteur annulée ou allégée. A l’arrière-plan, des roches pointent vers le ciel, comme les dents de la terre.   * Ce texte est précédemment paru sur  « La Quinzaine Littéraire » *  « Loin de Paris » (Editions Denoël. 2006)

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