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Loin de Paris (10). Louxor

Mardi soir je dînais en famille chez ma nièce rue Caulaincourt, dans le Nord de Paris; ce vendredi soir je suis allongé, les poignets tourmentés par des moustiques (des moustiques en plein hiver), sur des coussins bas le long d’un mur, dans une maison au bout d’un village près  de Louxor,  en Haute-Egypte : pas  assez de  lumière pour  lire, des  conversations  à voix basse, la nuit tombée d’un seul coup. Et le lendemain nous traversons le Nil, bleu comme le ciel  qu’il  reflète,  pour  aborder  la  rive  occidentale  (Gournah)  sur  un  ferry  bondé,  avec  des hommes en galabiya souvent impeccable, de couleur noble, au teint allant du très noir au très clair, des  femmes enveloppées de noir décent ou d’étoffes bariolées attrayantes ou criardes, des écoliers et écolières séparés et cependant proches, curieux les uns des autres. Un homme pousse un vélo au porte-bagages  surchargé. Sept canards volent au-dessus du fleuve. Sur la rive boueuse, un petit oiseau noir au poitrail gris clair, au cou blanc, au long bec horizontal, la tête surmontée d’une crête, sautille. La nuit, vers 4 heures 30,  s’élève  l’appel  à  la prière,  relayé par haut-parleur.  Il dure longtemps, avec ses modulations. On sent que, bien qu’il vous éveille, comme une alerte, on pourrait en étouffer le son en l’enveloppant de sommeil. Je n’y parviens pas. Je me lève et vais marcher vers les montagnes, sous le ciel orné d’un croissant de lune et d’étoiles, qui indiquent assez sous quel signe nous sommes logés. Un coq, dans le noir, lance son cri, s’essaie – mais il est trop tôt, personne ne le suit. Un homme assez âgé passe. Des chiens ici et là aboient, un moteur,  des  ânes  se  font  entendre. Un peu  transi,  je  rentre m’allonger    sous  la  couette, me promettant de me relever pour guetter le lever du jour, mais la somnolence me le fait rater. Je m’éveille dans une matinée déjà entamée, peuplée de bruits, qu’une lumière égale a investie. C’est le pays du temps, on le sait, une sorte de reposoir des siècles, des dynasties. On y vient voir ce qui reste des corps enfouis il y a si longtemps, et des figures ou objets destinés à les accompagner dans leur voyage immobile sous la terre. Mais les antiquités qui attirent les voyageurs  et  les  touristes  servent  surtout  à mettre  en valeur  la magnifique vallée des Rois, encaissée entre des pitons et des falaises rocheuses aux formes de pattes griffues, de molaires ravinées,  de  choses  inouïes  qu’auraient  sculptées  non  des  architectes  ou  des  sculpteurs  au service de rois ivres de gloire, mais les mouvements de la terre, la pluie et le vent, le soleil aussi qui les a cuits et dont la lumière les photographie et les rend différents selon les heures. De même  les  colosses  de Memnon  sont  heureusement  assez  attaqués  par  les  siècles,  assez démolis, le visage détruit, une jambe modelée se trouvant jointe à un torse hérissé d’énormes pierres,  pour  s’accorder  au  sol  nu  sur  lequel  ils  se  dressent,  et  au  paysage  qu’on  aperçoit derrière, de roches disjointes, érodées, usées, pulvérisées et répandues sur la terre sous forme de la poussière qui s’attache aux pas du marcheur. Sculptures défiguratives. D’ailleurs  pourquoi  ces  noms  grecs,  « colosses »,  « Memnon »,  « pyramides », « obélisques »,  « sphinx »,  « hiéroglyphes »,  etc. ?   Sans doute que  les voyageurs grecs, depuis Hérodote, furent les premiers à être sidérés par ce pays devant lequel ils se sentaient des tard venus. On y vient à leur suite boire à la même aridité. Quelque chose attire dans ces rochers qu’on veut gravir, dans cette terre dépourvue de végétation. Sur les fils des derniers poteaux électriques sont postées des corneilles mantelées, à la tête et aux ailes noires, au poitrail beige. Puis  c’est  le  domaine  du  non-vivant  qui  s’ouvre,  juste  après  un  monastère  copte  fortifié comme un poste avancé de l’Ouest américain. Des  galeries  furent  ouvertes  par  les  esclaves,  pour  loger  les  cadavres  sacrés  et  les préserver du temps. Enroulé dans ma torpeur rêveuse du matin, sous la couette, j’adresse un appel à Soizic pour qu’elle me secoure dans ma détresse présente, dans ma vie sentimentale qui se défait. – « Ne me dérange pas pour rien », me répond-elle sévèrement.   * Ce texte est précédemment paru sur  « La Quinzaine Littéraire » *  « Loin de Paris » (Editions Denoël. 2006)

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