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Mai 68 : présentation de quelques représentations

Le mois de mai 1968 est non seulement un événement, mais c’est aussi un avènement. La preuve en est que très souvent, dans les propos de ceux qui l’ont vécu, de près ou de loin, il est question d’un avant et d’un après. Ce qui peut cependant surprendre encore, malgré l’accumulation des documents, des témoignages et le recul historique, c’est que certaines représentations liées à ce printemps mouvementé sont toujours – car déjà à l’époque – le fruit de falsifications tenaces, d’illusions idéologiques coriaces et d’arrangements avec la réalité pourtant limpide de conditions parfaitement lisibles, puisque vécues, dès les années cinquante. Beaucoup ont prétendu, et prétendent encore, sans peur du ridicule, que Mai 68 était imprévisible et inattendu, d’autant que c’est arrivé, disent-ils, à l’apogée d’une séquence socio-économique, appelée plus tard « les trente glorieuses », quand l’économie était en pleine possession de ses moyens , avec un chômage réduit, une production et une circulation optimales. Ce sont précisément ces conditions matérielles, dont la mise en place remonte au XIXe siècle, qui n’avaient pas pour autant altéré mais, bien au contraire, consolidé la société de classes, tout en maintenant les luttes révolutionnaires dans l’échec, qui vont produire dialectiquement leur critique et maintenir le motif révolutionnaire en tant que possibilité historique. Certains théoriciens, et particulièrement ceux qui tentaient de vérifier les éléments de critique sociale dans la pratique, avaient très tôt compris que les conditions étaient réunies pour qu’un tel mouvement, contestataire, insurrectionnel puis révolutionnaire, puisse surgir réellement, dans la vie quotidienne, et morceler l’ensemble des truquages du vieux monde. «  L’histoire présente peu d’exemples d’un mouvement social de la profondeur de celui qui a éclaté en France au printemps de 1968 ; elle n’en présente aucun où tant de commentateurs se sont accordés pour dire que c’était imprévisible. Cette explosion a été une des moins imprévisibles de toutes. Il se trouve, tout simplement, que jamais la connaissance et la conscience historique d’une société n’avaient été si mystifiées  » (1). Les conditions matérielles, évoquées plus haut, avaient progressivement, depuis le sortir de la seconde guerre mondiale, évolué selon les modalités de la séparation, théorisée dès la fin des années 50 entre autres par les situationnistes et envisagée quelque temps avant par l’École de Francfort. Quant à Henri Lefebvre, référence notoire chez les étudiants de l’époque, connu par eux pour sa critique de la vie quotidienne et plus particulièrement pour son ouvrage La Proclamation de la Commune , il n’avait fait que reprendre bon nombre de thèses parues dans la revue Internationale Situationniste, ce qu’il reconnaîtra assez vite d’ailleurs. De quoi s’agit-il ? Depuis 1921 – date de l’échec du prolétariat mondial face à la contre-révolution –, l’expansion de l’économie capitaliste, accompagnée d’une mainmise sur l’État et les organisations bureaucratiques (y compris syndicales, évidemment), produisit un ensemble de falsifications destinées à la survie de ces appareils bureaucratiques, lesquelles s’épanchèrent, avec des moyens techniques de plus en plus performants, pour constituer une société moderne globalement falsifiée, au service exclusif de la marchandise, de sa circulation et de sa consommation. Cette expansion s’accéléra tout naturellement dès la seconde moitié du XXe siècle, et les deux blocs qui s’opposaient formellement n’avaient au fond que les mêmes moteurs – leurs économies d’ailleurs se réuniront dès le début des années 90. Aussi, pour faire court ici, l’abondance de marchandises et la vie réduite peu à peu (mais finalement, d’un point de vue historique, fort rapidement) à un ensemble séparé de représentations (2), constituant la société du spectacle , dont l’état des lieux est finement rédigé dans le livre éponyme de Guy Debord, ne pouvait effectivement que produire la matière première de sa propre négation. De ce fait, la réapparition d’une forme de critique radicale sociale, à la fois théorique et pratique, n’avait plus qu’à énoncer ses intentions puisqu’elle percevait immédiatement la réanimation du « prolétariat comme classe historique, élargi à une majorité des salariés de la société moderne, et tendant toujours à l’abolition effective des classes et du salariat », réanimation qui se manifesta de façon inédite, donc, en mai 1968, avec le mouvement des occupations, les grèves sauvages, les esquisses plus ou moins heureuses de démocratie directe, les conseils ouvriers. Il faut remonter à la Commune de Paris pour retrouver pareille fièvre. Aussi, les arguments de ceux qui ont longtemps prétendu, et pour certains qui prétendent encore, à l’imprévisibilité de ces événements, ne résistent ni à l’analyse historique, ni même au bon sens. Dans le n°10 (mars 1966) de l’Internationale Situationniste : «  Ce qu’il y a d’apparemment osé dans plusieurs de nos assertions, nous l’avançons avec l’assurance d’en voir suivre une démonstration historique d’une irrécusable lourdeur  ». Il serait bien sûr ridicule de prendre l’ensemble des textes critiques, publiés durant les dix ans qui ont précédé 68, comme de la prophétie puisqu’ils ne faisaient que commenter ce qui était déjà palpable et présent, à savoir des conditions d’existence qui, sous couvert de l’abondance, du progrès et même de l’extension du temps de loisir (3), étaient en fait les conditions d’une aliénation généralisée, accompagnée par les discours assis d’une vieille France rance, gouvernée par un vieux bonhomme revenu au pouvoir en 58 par un concours de complots contradictoires et mal ficelés, nouée également par un certain vichysme refoulé, et abimée par ses déboires coloniaux. Ces commentaires critiques allaient au-delà du simple constat et proposaient les itinéraires possibles menant à la révolution. Tout était immobile, malgré cette critique et cette contestation grandissantes, figé dans le train-train d’une vie quotidienne concentrée autour de la production et séparée dans un ensemble illuminé de fausses et frivoles richesses. Le fameux éditorial de Viansson-Ponté, dans le Monde du 15 mars 1968, « Quand la France s’ennuie… », à la fois ironique et inquiet, qui fut longtemps perçu comme prémonitoire, fait écho pour moi à cette phrase de Hegel dans la préface à la Phénoménologie de l’esprit  : «  La frivolité et l’ennui qui envahissent ce qui subsiste encore, le pressentiment vague d’un inconnu sont les signes annonciateurs de quelque chose d’autre qui est en marche  ». Bref, tout annonçait la disparition d’un monde corrompu, au sens latin, brisé, violemment séparé, où le décorum ne ressemblait en rien à ce qui circulait dans les esprits, en particulier des plus jeunes qui n’avaient ni connu les affres des guerres (n’oublions pas que le temps qui nous sépare de mai 68 – cinquante ans – est le même qui séparait cette année houleuse de la fin de la première guerre mondiale), ni les conséquences de la crise de 1929. Certes, l’arrivée proche d’un tel événement ne pouvait pas transparaître aussi clairement aux yeux de tous, surtout pour ceux qui, ayant validé un peu trop vite la fin de l’Histoire, et ceux qui, par esprit de conservation d’un vieil idéal néo-bolchévique, constituaient une sorte de contestation officielle, trop visible pour être efficace, amalgamée dans un fourre-tout idéologique où se retrouvaient des fragments nécrosés de sciences dites humaines et de rêves trotsko-guevaro-castristes (les Chinois viendront après), des morceaux mal digérés de philosophie marxienne. Et même si, comme on l’a dit, la France connaissait économiquement une situation relativement confortable en terme de production et de consommation, quelque chose commençait à se cristalliser, indiquant qu’une récession n’était pas impossible, les signes venant soit de la bureaucratie (ordonnances Jeanneney), soit du marché lui-même (le chômage des jeunes en augmentation). Les autres pays, aussi bien à l’est (Berlin-Est en 53, la Hongrie en 56) qu’à l’ouest (Berkeley en 64, Turin à la fin de l’année 67), vivaient des soubresauts pouvant mettre la puce à l’oreille mais qui ne connurent, finalement, leur écho en France qu’au tout début de l’année 68 (d’abord à Caen, à Redon, puis à Nanterre). Cela dit, et même si les apparences/apparitions sont ici contradictoires, les modalités de l’expression révolutionnaire ne peuvent pas être maintenues dans le seul giron discursif des théoriciens ou des étudiants, en général issue de la bourgeoisie ou de la petite bourgeoisie. Debord (4) : «  Dans tous les autres pays, la récente recherche, d’ailleurs restée jusqu’ici confuse, d’une critique radicale du capitalisme moderne (privé ou bureaucratique) n’était pas encore sortie de la base étroite qu’elle avait acquise dans un secteur du milieu étudiant. Tout au contraire, et quoiqu’affectent d’en croire le gouvernement et les journaux aussi bien que les idéologues de la sociologie moderniste, le mouvement de mai ne fut pas un mouvement d’étudiants. Ce fut un mouvement révolutionnaire prolétarien, resurgissant d’un demi-siècle d’écrasement et, normalement, dépossédé de tout : son paradoxe malheureux fut de ne pouvoir prendre la parole et prendre figure concrètement que sur le terrain éminemment défavorable d’une révolte d’étudiants : les rues tenues par les émeutiers autour du Quartier Latin et les bâtiments occupés dans cette zone, qui avaient généralement dépendu de l’Éducation Nationale. Au lieu de s’attarder sur la parodie historique, effectivement risible, des étudiants léninistes, ou staliniens chinois, qui se déguisaient en prolétaires, et du coup en avant-garde dirigeante du prolétariat, il faut voir que c’est au contraire la fraction la plus avancée des travailleurs, inorganisés, et séparés par toutes les formes de répression, qui s’est vue déguisée en étudiants, dans l’imagerie rassurante des syndicats et de l’information spectaculaire. Le mouvement de mai ne fut pas une quelconque théorie politique qui cherchait ses exécutants ouvriers : ce fut le prolétariat agissant qui cherchait sa consciences théorique  ». Ce renversement pratique et concret, qui sied bien au style dialectique de Debord, est l’exacte réalité du mouvement tel qu’il se métamorphosa à partir du 16 mai, quand, échappant aux injonctions des centrales syndicales (lesquelles avaient organisé la grève générale du 13), les premières grèves sauvages, incontrôlées, se mirent en place, et cette autonomie radicale amena l’État et les staliniens à dissimuler leur perte de contrôle en inventant « les accords de Grenelle » partout réfutés par la base des travailleurs qui, nombreux, continuèrent des grèves que les syndicats leur demandaient de stopper. Le gouvernement gaulliste, ainsi donc soutenu objectivement par la béquille que constituait la gauche bureaucratique, ne pouvait plus tomber, car cette béquille n’avait pas su être suffisamment rongée par les forces mal unifiées des prolétaires qui « n’avaient pas, en majorité, reconnu le sens total de leur propre mouvement ; et personne ne pouvait le faire à leur place ». D’autant que la bourgeoisie, les réactionnaires et les gentils conformistes, jusque-là muets et pris de torpeur horrifiée, s’extirpèrent de leur silence le 30 mai en allant brailler la Marseillaise sur les Champs Élysées.   (1) Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations , Gallimard, collection Témoins, 1968. Paru sous la signature de René Viénet, l’ouvrage est en fait collectif : Debord, Khayati, Riesel, Vaneigem pour les principaux rédacteurs. (2) Première thèse de La Société du spectacle (Guy Debord, Buchet-Chastel, 1967) : «  Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation  ». (3) Même Marx, dans sa vision de la société socialiste qui voit le dépérissement de la loi de la valeur, envisageait la disparition du caractère contradictoire entre temps de travail et temps de loisir, l’un et l’autre se rapprochant inexorablement pour se compléter. Notes éditoriales du n°6 (août 1961) de l’Internationale Situationniste : «  Précisément, dans la critique de l’idée marxiste d’extension du temps de loisir, il y a naturellement une juste correction apportée par l’expérience des loisirs vides du capitalisme moderne : il est vrai que la pleine liberté du temps nécessite d’abord la transformation du travail, et l’appropriation de ce travail dans des buts et des conditions en tout différents du travail forcé existant jusqu’ici (cf. l’action des groupes qui publient en France Socialisme ou Barbarie, en Angleterre Solidarity for the Workers Power, en Belgique Alternative). Mais, à partir de cela, ceux qui mettent tout l’accent sur la nécessité de changer le travail lui-même, de le rationaliser, d’y intéresser les gens, prennent le risque, en négligeant l’idée du contenu libre de la vie (disons, d’un pouvoir créatif équipé matériellement qu’il s’agit de développer au-delà du temps de travail classique – lui-même modifié – aussi bien qu’au delà du temps de repos et distraction) de couvrir en fait une harmonisation de la production actuelle, un plus grand rendement ; sans que soit mis en question le vécu même de la production, la nécessité de cette vie, au niveau de contestation le plus élémentaire. La construction libre de tout l’espace-temps de la vie individuelle est une revendication qu’il faudra défendre contre toutes sortes de rêves d’harmonie des candidats managers du prochain aménagement social  ». (4) Le commencement d’une époque , Internationale Situationniste, n°12, septembre 1969.

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