Les siècles et les hommes passent, l’antisémitisme demeure (et demeurera)
Avec l’autorisation de l’auteur de ce texte, Laurent Sagalovitsch, publié sur Slate le 26 avril 2018 : http://www.slate.fr/story/160909/les-siecles-et-les-hommes-passent-lantisemitisme-demeure-et-demeurera Vous pourrez écrire toutes les tribunes que vous voulez, signer toutes les pétitions, passer votre temps à hurler votre indignation, rien n’y fera : l’antisémitisme perdurera aussi longtemps que le monde sera. Il n’existe aucune solution finale pour lutter contre l’antisémitisme et mon pessimisme qui, je le crains fort, ne soit rien d’autre qu’une lucidité poussée à son extrême, m’incline à penser qu’aussi longtemps que le monde sera monde, l’aversion envers les Juifs continuera à prévaloir quand bien même cesseraient-ils tout bonnement d’exister. Vous pourrez écrire toutes les tribunes que vous voulez, signer toutes les pétitions, les unes après les autres, passer votre temps à hurler votre indignation et clamer votre dégoût, rien n’altérera cette pensée répandue dans à peu près toutes les couches de la population et présente sous toutes les latitudes, que les Juifs dans leur ensemble sont une engeance nuisible au sort commun de l’humanité. Ce coupable idéal Il suffit de tendre l’oreille pour s’en apercevoir : alors que les Juifs représentent une portion microscopique de la population mondiale, une minorité tout à fait insignifiante au regard de son nombre, ils demeurent envers et contre tout cet immuable objet de fixation, de fascination et de répulsion vers qui tous les regards continuent de se tourner. Pas une journée ne se passe sans qu’ici ou là ou encore ailleurs, on ne s’en prenne à l’un d’entre eux, soit pour le frapper, soit pour le tuer, soit pour l’invectiver, dans un parti-pris d’autant plus étonnant que la plupart du temps, le juif, si ce terme a un sens, a le goût voire même l’obsession de la discrétion et que rares sont les occasions où il ose se mettre en avant. Il n’empêche : quelle que soit sa façon d’agir, quel que puisse être son rôle joué dans la société, sa manière d’être au monde, le juif demeure ce coupable idéal dont on se plaît à stigmatiser les fautes sans être jamais capable d’énoncer en quoi ces fautes pourraient bien consister comme si, par une sorte d’axiome métaphysique, il devait supporter sur ses épaules le poids de cette faute par ailleurs impossible à déterminer et de là inexpiable puisque imaginaire. Pourtant, le juif ne demande rien d’autre que de vivre dans la paix et dans la tranquillité. Il n’incite personne à partager ses croyances – et c’est peut-être son principal tort, exquis paradoxe ! –, la violence physique lui est étrangère, il ne pose généralement aucun problème à l’ordre public ; il a souvent le goût des études et des livres, de la réflexion et de l’effort intellectuel, l’Histoire lui a appris à raser les murs et il va dans l’existence, sans chercher querelle ni asseoir son autorité, n’hésitant pas à verser dans l’humour et l’autodérision quand il s’agit de décrire ses infortunes qui hélas sont nombreuses. Pourtant rien n’y fait. Siècle après siècle, on continue à s’en prendre à lui, dans une sorte de hoquet existentiel, de réflexe atavique qui triompherait de toute réflexion, comme si on ne pouvait accepter l’idée que derrière sa respectable façade, il ne dissimulait pas de sombres desseins et n’œuvrait pas à perpétuer sa race au mépris de toutes considérations morales : il serait celui qui suce les forces vives de la nation, il serait celui par qui le chaos s’installe, il serait ce pou, cette punaise de lit, cette gangrène dont il faudrait se débarrasser à tout prix, dans un geste d’auto-défense, avant qu’elle ne se répande et contamine à elle seule le pays tout entier. Les hommes seraient malheureux si les Juifs n’existaient pas : il leur faudrait alors trouver d’autres raisons à leurs déconvenues et comme ils ne sauraient être tenus responsables de leurs propres malheurs, ils s’entre-déchireraient en un combat mortel qui les verrait triompher d’un autre qui serait comme leur exact reflet, fratricide bataille qui amènerait l’humanité au bord d’un précipice fatal. Un champ métaphysique qui dépasse de loin notre époque et celles à venir Pour ma part, après avoir examiné l’affaire sous toutes les coutures, j’en suis arrivé à cette conclusion, la seule à mes yeux possible, la seule capable d’expliquer le caractère intemporel et indestructible de l’antisémitisme : la haine envers le juif ne peut être que l’expression d’un sentiment qui puise son origine dans les tréfonds de l’âme humaine et dans le rapport qu’elle entretient avec celui tenu pour le Créateur de ce monde : c’est bien parce que les Hébreux ont reçu les Tables de la Loi, eux et personne d’autre qu’on les jalouse depuis toujours – le caractère avéré ou fantasmé de ce legs étant, au fond, sans importance – et c’est parce que ces Tables de la Loi empêchent l’homme de vivre son animalité et d’accéder à une sorte de liberté suprême où il serait libre d’agir à sa guise, loin de toute espèce de morale, qu’on en vient à haïr le juif, sorte d’éternel gardien du temple qu’il faut exterminer afin de redevenir ce sauvage qu’on n’a jamais cessé d’être. C’est pour cela que le juif continuera à être voué aux gémonies, non pas pour ce qu’il est mais pour ce qu’il représente, une incarnation de la civilisation portée à son plus haut degré qui agirait comme un frein à la nature bestiale de l’homme. C’est aussi pour cela que si le combat contre l’antisémitisme doit se poursuivre sans relâche, il demeure cependant un exercice certes nécessaire mais quelque peu vain, destiné plus à nous rassurer, à nous rassurer sur nous-mêmes, qu’à changer en profondeur les mentalités. Si un holocauste est passé sans que finalement cette aversion n’ait disparu à tout jamais, c’est qu’elle s’inscrit dans un champ métaphysique qui dépasse de loin notre époque et celles à venir. Nous voilà avertis.