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Marie Lafarge, une coupable idéale pour le Limousin noir

  1840 ; Corrèze ; « l’affaire Lafarge », un véritable roman noir dans le siècle ; et la Restauration et la Monarchie de Juillet de renaître soudain, avec des couleurs actuelles qu’on n’aurait pas cru possibles. Tout est digne de ces feuilletons populaires qui émaillaient les bonnes feuilles de semaine en semaine : la belle jeune femme à qui on impose un mari – vieux et grossier ; le Limousin reculé, humide et noir, encore en prise avec les archaïsmes paysans ; l’arsenic et la mort ; le procès et ses débats houleux, dont les vagues aspergent bien au-delà de la province ; la condamnation puis le doute permanent sur la culpabilité de l’énigmatique héroïne… un roman, et des meilleurs. Comme elle sonne « actuel » cette affaire ; on y retrouve les rubriques judiciaires de nos journaux TV du soir, les « faits » – ne manquent que nos chers micro trottoirs – la meute aboyant. On éprouve, du coup, le même malaise que pour tant d’entre elles ! Coupable ? Marie Lafarge qui croupira le reste de sa vie, internée, loin du Limousin, et mourra à Montpellier ; ou malheureuse victime désignée socialement, clouée par les mentalités bourgeoises et provinciales d’une époque déjà « intégriste » ? Un greffier du tribunal de Tulle, qui suivit le procès, Monsieur Fourgeaud, dont j’ai pu lire les petits carnets assortis de dessins précieux, penchait – plutôt rare – pour l’erreur judiciaire du siècle. Pourquoi pas ? Marie Capelle était de bonne naissance – fille d’une petite cousine de Philippe Egalité ! – mais, hélas, très tôt orpheline, ce qui, dans ces temps lointains ante-état providence, signifiait aventures difficiles si ce n’est dramatiques. La mignonne vécut une jeunesse dorée dans le Paris monarchique et léger de l’époque – on entend des musiques de bal et on perçoit, assourdi, un froufroutement soyeux de robe à volants ; puis, le silence. Marie est contrainte d’accepter un mariage arrangé (ce qui n’est pas sans résonances actuelles) – on escompte fortune et position sociale chez des hobereaux de province. Limousin ; campagnes autour de Limoges ; va pour cet exil-là ! Bois mouillés du Glandier entre Uzerche, la noire et Lubersac ; d’innombrables forêts, la sauvage Vézère en contre-bas. Par quel temps et à quelle saison est arrivée notre Marie, rencontrant d’un coup son époux « veuf, épais, lourdaud » écrit plus tard, au procès, le greffier. On ne peut que penser à « Madame Bovary », enfin, Bovary sonne pointu comme il sied à la langue normande ; ici, le parler des troubadours demanderait plus de liant, « Bovariou » peut-être ? Rencontre aussi de la famille, moins que bienveillante, évidemment, avec la parisienne. Choc des cultures ; difficile partage entre, aussi, le monde festif de l’aristocratie et celui, « regardant », campant sur l’argent, déjà férocement individualiste, d’une petite bourgeoisie de province. Du Balzac ou du Maupassant ; on choisira. On imagine sans peine le soir qui tombe, l’environnement étranger, le bois craquant de l’escalier, la chambre froide et la chiche – on dépense peu – bougie ; l’insomnie de Marie résonne en chacun (e) de nous, et rencontre celle d’Emma, sous le ciel normand… Mais voilà qu’on apprend que le sieur Lafarge est largement ruiné ; adieu veau, vache… Lors d’un voyage à Paris, destiné à un éventuel renflouement, le 18 décembre 1839, le veuf emporte un gâteau remis en mains propres par la douce épouse ; las, il contient peut-être de l’arsenic ! Car, revenu au Glandier, le 14 janvier 1840, Charles Lafarge mourut peu après ; apoplexie d’un homme âgé et trop nourri de viandes ? Empoisonnement ? On aurait vu Marie mélanger à ses boissons une poudre blanche – gomme adoucissante, plaidera-t-elle. « La belle-mère la fit analyser chez le pharmacien d’Uzerche », rapporte le greffier. Arsenic, dira l’analyse du Homais du coin. L’accusation n’aura pas de mal à stigmatiser la rouée, venue de la capitale pour « se refaire une fortune » sur le dos du pauvre limousin ; la défense montrera pourtant aussi que, dans ces temps, qui dit arsenic, dit rats des fenils à éliminer, et illustrera une erreur de manipulation. L’affaire peut commencer ! Plus de sept mois haletants d’instruction ; procès « du siècle » dans l’ancien tribunal de Tulle – au même endroit que l’actuel – foule inouïe des grandes occasions ; du « beau monde » : le préfet, des observateurs parisiens, la presse, déjà, colportant les « bons bruits ». Tout un chacun « sait » avant que commencent les débats si Marie est ou non coupable. Autres procès de nos mémoires ; le même battage, les mêmes certitudes des uns et des autres, les représentations tenaces : d’affaire Dominici en scandale d’Outreau, en passant par le feuilleton Gregory, en attendant la suite… Des avocats de renom sont aux côtés des Lafarge ; Marie – intéressante, moderne, sulfureuse affaire – est assistée de Parisiens. Qui finance ? Les carnets Fourgeaud éludent ; on aimerait savoir… On traversa, entre le 3 et le 19 septembre 1840, des rebondissements de roman, de feuilleton TV : ainsi, quand il fallut évoquer un ami – amour de jeunesse de Marie, dont les lettres consolaient (ou manipulaient) la jeune « emprisonnée » du Glandier ; c’était un François Guyot qui aurait pu lui conseiller… un Rodolphe peut-être, comme pour l’autre tête d’oiseau d’Emma ! En apprenant l’avancée du procès de Tulle, ce jeune homme en vint à se suicider… Vite, à défaut du premier titre du 20 h, la « une » des feuilles locales et parisiennes ! Tout cela bruisse et remue au fond des gens, le tintouin des transferts pas vraiment nets. On parle de Marie, tout de noir vêtue, assistant à sa mise à mort – notre greffier, amoureux ? ou convaincu, la dit « d’une extrême dignité ». Dans ce XIXème siècle fou de raison et d’observations, il fallut bien donner dans le « procès scientifique » ; un spectacle ! L’apothéose étant l’examen des viscères du pauvre mari défunt, posées devant témoins. Un toxicologue, prétentieux, imbu d’une science balbutiante – Orfila – est dessiné dans les caricatures rassemblées par le greffier ; on le voit, agitant ses expertises au-dessus d’un feu d’enfer ; résultats calamiteux pour l’accusée, à nouveau prisonnière de son époque, de son rêve de modernité, après l’avoir été de son obscurantisme. Le grand Raspail, pourtant, appelé à la rescousse, ne put à temps apporter ses conclusions radicalement différentes… Condamnée aux travaux forcés, graciée par Louis Napoléon, internée dans Hérault, décédée en 1852, et, comme on dira longtemps dans les veillées, « emporta dans la tombe… ». Et si on tenait là, pourtant, une sorte de modèle de l’erreur judiciaire, campant sur un choc des cultures, dans un siècle de mutations grinçantes. « le Limousin noir m’a tuée ? »     Martine L. Petauton

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