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Mes mots

Les mots ; je voudrais retrouver la magie de leur formation sur mes premiers cahiers, quand les lettres s’enchaînaient miraculeusement les unes aux autres comme des guirlandes de minuscules fleurs qu’il m’était donné depuis peu de dessiner avec sûreté. La calligraphie, la science des ânes, disait ma grand-mère qui l’avait enseignée en sa qualité d’institutrice de l’école publique ; elle signifiait par là qu’à défaut de l’intelligence que requièrent le calcul ou la composition française, on peut au moins soigner son écriture. Elle se trompait évidemment en tenant pour méprisable l’effort de modeler le contour des lettres, le souci de donner vie à leurs corps par le bon dosage des pleins et des déliés de telle sorte que les mêmes lettres fussent à la fois identiques et originales, que chacune fût susceptible de représenter la perfection de son modèle tout en gardant son individualité propre. Il me semble bien les avoir aimées toutes, les vingt-six de l’alphabet, d’un amour égal, leur avoir manifesté une sollicitude équitable. Il y avait autant de plaisir, parfois de volupté, à former un c parfait qu’un e ou un j. Quant à celles que l’on rencontre moins souvent, le k, le w, l’x, j’avais à cœur de ne pas les louper bien que je fusse moins entraîné à les réussir. Mais les lettres ne sont que les préliminaires sensuels de l’acte véritable, de l’accomplissement qu’est la formation d’un mot, lorsqu’il prend sens avec l’achèvement de la dernière des lettres qui le composent. Jusqu’à cet avènement du mot, l’écriture a encore la gratuité, la légèreté d’un art décoratif, comme la broderie qui lui ressemble tant par sa grâce précise, son exigence de régularité et ce souci d’une perfection qui doit faire pourtant reconnaître qu’il s’agit bien d’un travail fait à la main et devrait même permettre d’identifier l’artiste au style de son point lancé ou de ses jours Venise. Aujourd’hui, bien sûr, j’écris sur un clavier d’ordinateur et c’est comme si je brodais à l’aide d’une de ces machines à coudre perfectionnées qui sont capables de vous débiter au mètre en quelque secondes des imitations vulgairement mécaniques des exquises arabesques dont nos grand-mères (celles qui n’enseignaient pas dans les écoles de la République) bordaient leurs draps, leurs mouchoirs ou leurs bonnets. Mais si la machine me frustre des préliminaires, des attouchements auxquels se complaît la graphie manuelle et me procure directement ou presque l’orgasme en chaîne de la composition des mots et, à leur suite, des phrases, l’ordinateur pousse la servilité jusqu’à m’éviter les ratures, les bavures et les surcharges et m’offre à chaque instant le privilège, l’avantage proprement exorbitant de pouvoir tailler, couper, ajouter, déplacer un membre de phrase ou tout un paragraphe. Un tel serviteur a des compétences complices dont on ne saurait se priver. Les mots, depuis longtemps je ne les dessine plus à la main mais j’ai tout de même l’illusion de les construire en tapant maladroitement avec deux doigts sur les petites touches carrées. Faute de savoir écrire en suivant seulement la progression de la phrase sur l’écran, ce qui doit être une autre magie, j’ai la consolation d’un artisanat laborieux auquel la fréquence confère une sorte de vélocité sinon d’automatisme. Connaîtrai-je le temps où la main s’atrophiera au profit de la télépathie ? Un jour prochain, c’est certain, il suffira de penser un mot pour que la machine l’écrive. J’espère échapper à cette évolution dût-elle me permettre de continuer à écrire quand mes vieilles mains trembleront trop pour l’usage du clavier. Les mots m’ont servi souvent de remparts contre les effets dévastateurs de la déréliction, de la simple solitude, voire de la trahison amoureuse. J’ai appris qu’ils sont des amis plus utiles dans les mauvais moments, dans ceux où l’on doit s’assumer seul, qu’ils ne sont des messagers fidèles. Je ne me fie plus guère à eux pour être les porte-paroles de mon âme, de mon cœur et encore moins de mes sens à l’adresse du monde ou du moins des êtres à qui je voudrais faire connaître les méandres de mes pensées telles qu’elles se sont formées dans les circonvolutions particulières de mon cerveau. Mais je sais en revanche qu’ils peuvent avoir un grand pouvoir consolateur, que comme sur de fidèles amis intimes, je peux compter sur eux en cas de coup dur. Pour preuve de leur capacité à m’aider dans les moments difficiles je mets à leur crédit et non pas, comme on pourrait le croire, à celui d’une orgueilleuse suffisance, le réconfort que j’éprouve souvent à relire de vieux écrits dans lesquels je reconnais ma complicité avec eux. À la relecture d’un ancien roman, d’une nouvelle ou d’une copie de lettre, ce n’est pas mon intelligence, mon talent ou tout autre manifestation de mon immodestie que j’admire et qui me réconforte mais ma complicité avec les mots. Ce sont « mes mots » comme on dit « ce sont mes parents » ou « mes amis ». Les idées qu’ils portent m’importent moins que la forme qu’elles ont prise par le choix de ces mots, de ces tournures, de ce « style » dans lequel je reconnais la permanence rassurante de mon être. Peu importe que j’y rencontre également la permanence de mes limites, de ma médiocrité, de ma malhabileté, ce qui compte est que je lis l’invariance de mon identité. Invariance qui est d’abord réconfortante même si elle doit aussi m’affliger. Est-ce que cette amitié, cette complicité s’est formée à l’époque de ma petite enfance, lorsque j’apprenais à lire et à écrire ? Je n’en suis pas certain. Je suppose que dans un premier temps j’ai vu en eux simplement un moyen de communication plus sûr que la parole. J’ai dû aussitôt percevoir que le mot écrit n’est pas de même nature que le mot parlé. C’est au mieux un lointain cousin. Un cousin de la ville qui a de l’entregent, qui sait s’habiller, qui a une aisance que mes balbutiements d’écolier timide ne pouvaient en aucun cas égaler. Je n’ai jamais été un orateur brillant. Je bafouille, hésite et désormais je cherche mes mots avec la désespérante conviction d’une dégénérescence cérébrale un peu moins avancée dans mon écriture. Bref, j’ai reconnu l’existence du monde des mots dont la manifestation était d’abord visible dans les livres. Les mots des autres mais dans leur faculté de servir avec autant de zèle l’immense communauté des écrivains. Puis, devenant moi-même un écrivant assidu sinon un écrivain reconnu – j’ai dû attendre ma cinquante-et-unième année pour être édité – j’ai découvert que je pouvais former les mots à mon service particulier. Ou plutôt, pas comme on forme des serviteurs à ses manies mais comme on s’entoure d’une équipe de techniciens spécialisés pour la réalisation d’un projet qui ne pourrait aboutir sans eux. Ces précieux collaborateurs sont devenus les amis dont je parle. Ils ne travaillent pas qu’avec moi, mais quand nous sommes ensemble ils me sont tout dévoués et se plient de bonne grâce à mes caprices et à mes exigences. J’ai le sentiment de n’avoir jamais abusé de leur amitié. Je n’ai jamais tenu de journal quelque plaisir que j’éprouve à lire ceux des grands écrivains. Mais chez ces auteurs assez célèbres pour que l’on publie jusqu’à leurs écrits les plus intimes, parfois à titre posthume malgré leur défense, c’est généralement la pensée qui prime sur l’expression. En revanche les écrivains qui se contentent de confier quotidiennement à leurs carnets qu’ils ont bien dormi ou bien été à la selle, qu’il pleut ou qu’il vente, me donnent moins l’impression d’abuser de ma patience, surtout si leur journal n’était pas destiné à la publication, que d’avoir trahi la confiance que les mots leur accordaient. Ils ont emprisonné, réduit en servitude déshonorante, des mots qui avaient mieux à faire qu’à perdre leur énergie, même renouvelable, dans ces pages inutiles. Lorsque je lis des manuscrits que je dois corriger ou éventuellement juger dignes ou non d’être publiés, puisque c’est une des fonctions assez exaltantes que j’exerce depuis plusieurs années à titre bénévole et accessoire, je souffre souvent pour les mots. Je les plains d’être enrôlés dans des entreprises hasardeuses, certaines vouées à l’échec, d’autres qui demanderaient un travail énorme que je ne suis d’ailleurs pas habilité à faire. Puisqu’il ne m’appartient pas de changer un mot pour un autre qui serait mieux venu à cette place, j’en suis réduit à souffrir pour celui qui a été abusivement sollicité pour un emploi qu’il ne pouvait pas remplir. À titre exceptionnel, je peux suggérer une modification à l’auteur si le dialogue est ouvert avec lui mais c’est toujours aussi délicat que de suggérer à une dame qui se veut rousse de se faire teindre en blonde. Je sais combien ce genre de proposition coûte à un auteur. Il m’est arrivé d’écrire un texte critique qu’un directeur de revue m’avait demandé sur un spectacle d’opéra. L’éditeur s’était dit enchanté de mon travail et m’avait soumis avant publication la version qu’il avait légèrement corrigée en fonction de critères propres au « formatage » habituel de ses publications. J’étais a priori d’accord avec ces modifications nécessaires sauf que çà et là, il avait changé un mot, une expression, une tournure. Il avait remplacé mes mots par les siens. Ce n’était objectivement ni mieux ni moins bien (à quelques fautes de français près qu’il avait introduites mais que j’aurais pu faire corriger) mais ce n’était plus mon texte. Ce n’étaient plus mes mots. J’ai refusé la publication et j’ai rompu toute collaboration avec cet homme au demeurant très amical. En conclurai-je que l’amitié des mots m’est plus précieuse que celle des hommes ?

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