Montand, cet ami inconnu …
Ils sont nombreux – une cohorte de cœur choisie – ces amis inconnus qu’on emmène avec soi. Ils ont traversé, souvent accompagné nos vies, incarné ou consolidé quelque chose ; on a, à travers eux, fait notre baluchon de bonheurs, ou de vrais coups de chagrin, par des chansons, des images, des écritures … une voix, une présence toujours, une référence, souvent. Montand ; 20 ans déjà ; un autre automne bien autant pluvieux, plutôt plus gris, quand, à la TV, défilèrent ces foules parisiennes – funèbre parade – après un Sartre, loin après un Victor Hugo, avant, évidemment Mitterrand. Tellement recueillie, la dernière manif d’Yves, ficelée derrière ce corbillard à l’ancienne qui cahotait jusqu’au Père Lachaise, avec, le surmontant, dansante comme Montand, cette silhouette – gouaille et claquettes – qui emportait avec elle toute la chanson du monde. Ce jour-là, devant ma TV, une larme m’avait échappé, furtive, et sur lui, et sur moi, et, finalement, sur nous tous, et mon gamin, un curieux de neuf ans avait murmuré : « tu pleures ? Tu le connaissais ? » Car sait-on jamais avec les parents ; c’était peut-être un familier, parti on ne sait où… On avait alors expliqué que, non, on ne le connaissait pas, mais que, oui, il faisait partie de nos vies, à sa façon. Et de dire, avec les mots qu’il faut, qu’on est intéressé par les autres, sans être obligé de les connaître dans leur intime ; que leurs facettes – celles qu’on butine, un peu comme dans un menu – éclairent et peuvent même aider nos pas, que ces gens nous touchent, nous séduisent, nous capturent, à des moments de nos vies, parce qu’ils nous « correspondent » ; quelquefois, du reste, cela s’arrête quand nos chemins divergent. Moi – mais c’est ma construction – constance, fidélité aux lieux, aux gens, aux idéaux, aussi ; c’est souvent pour ma vie durant que se rangent dans ma besace ces affections d’un genre à part. C’est le Montand chanteur qui a ouvert ma porte, quelque part, dans mon enfance – années 50 et premières radios – « le chat de la voisine… ron, ron… et vive le chat », plus, assurément pour le chat que pour le sens du texte qui s’ensuivait : « je ne parlerai pas du soldat qui a peur d’échanger une jambe contre une croix d’honneur je n’en parlerai pas mieux vaut ce petit refrain le chat de la voisine… » Et puis la voix – perfection technique au dire des connaisseurs ; mon mari en ferait une chronique à elle seule – que retenir ? Que préférer ? Mais justement ne rien trier, prendre tout du jazz à l’accordéon, de Baudelaire à Dabadie ; pouvoir dire « tu vois, je n’ai pas oublié » simplement … L’acteur, je l’ai découvert bien plus tard : du Salaire de la peur ensablé, à tous les Costa Gavras de l’honneur, en passant – j’ai un faible qui ne se dément pas – par les Sautet (ils sont cousus pour lui) et, particulièrement pour ce Vincent, entrepreneur dont le métier et la vie partent en faillite dans le superbe Vincent, François, Paul et les autres ; la vie, la pluie, l’imperméable de Montand chez Sautet : un autre nous … Mais Montand, pour ma facette militante, c’est encore autre chose ; il y a peu, dans mon Télérama préféré, je lisais : « il a traversé le siècle 1921 – 1991, à moins qu’il ne l’ait incarné ». Hamon et Rotman, dans la biographie qu’ils lui ont consacrée, au Seuil, et dans le documentaire inspiré que nous offre la TV, ces jours ci, ont parfaitement raconté le petit Ivo Livi, l’antifascisme, le communisme, en attendant les croisades contre tous les totalitarismes ; Simone et sa haute conscience, l’ami Semprun ; j’en oublie… un beau courage – bruyant, diront certains, moi, je dis, avec panache – pour s’afficher, s’exposer, se tromper, en convenir et militer encore … Ces vers de Nazim Hikmet commençaient un de ses spectacles ; comment ne pas être touché par cette belle part d’humanité, à la hauteur, non pas des héros, mais des hommes. « comme le scorpion mon frère tu es comme le scorpion dans une nuit d’épouvante … tu es comme le mouton mon frère » . Alors oui, de temps à autre, saluer ceux qui ont chanté ce qu’on entendait au plus profond de nous, ceux qui ont incarné sur la toile un peu de nos vies, qui ont pensé, agi, re-fléchi le monde à nos côtés. Ce n’est pas commémorer – ni pompe, ni apologie lourde, c’est aimer simplement. Montand … à dans 10 ans, cher … « les plus beaux jours de nos jours on ne les a pas encore vécus ». N. Hikmet Martine L Petauton Ecouter : Les Feuilles mortes