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Nénette nous regarde

On découvre en premier ses yeux immenses, balayant machinalement l’espace mais sans curiosité apparente. La vieille dame se souvient-elle encore du pays natal? Fait-elle le bilan de son trop long séjour derrière des barreaux? À 40 ans l’orang-outan vedette du Jardin des Plantes en a vu de toutes les couleurs. Rien ne doit plus la surprendre dans nos comportements, nos commentaires amusés ou admiratifs, nos glapissements crétins, nos imitations grotesques. La voici en effet qui s’affale lourdement, bouche ouverte, lèvres pendantes, prête à sombrer dans le sommeil. Nicolas Philibert refuse le contrechamp pour rester au plus près de l’incarcérée. Il se situe du bon côté de la barrière, en tous cas de l’ autre côté, comme lorsqu’il s’agissait de dévoiler les coulisses du Louvre avant que n’y pénètre la foule (LA VILLE LOUVRE)  ou de capter la richesse sensorielle insoupçonnée du PAYS DES SOURDS. Nénette, généreuse, accorde au cinéaste tout le temps dont il a besoin pour la filmer. Elle se sait observée, et en donne pour son argent au public. Actrice née, elle nous sort le grand jeu en se montant tour à tour dubitative, résignée, attristée, lasse, songeuse… On la dit dolente (c’est un trait propre à l’espèce, commente en voix-off une primatologue), mais nous la trouvons surtout étonnamment versatile . Sous certains éclairages frontaux, on dirait une statue taillée dans un bois exotique, sous d’autres, on perçoit à peine ses yeux enfoncés, noyés dans l’ombre de ses orbites profondes. Autant de changements d’apparence dans lesquels le visiteur/spectateur est tenté de voir des changements d’humeur, voire de personnalité. Certains se laissent captiver par ces variations infinies, jusqu’à venir chaque jour visiter Nénette, comme on visiterait une prisonnière au parloir. Philibert, qui ne croit sans doute pas au dialogue homme/bête, a la sagesse et la politesse de ne pas jouer la carte de l’anthropomorphisme. Il ne fabrique à aucun moment de l’émotion en jouant sur le montage, en suggérant, comme l’auraient fait quantité de documentaristes,  des interrelations affectives de type humain entre Nénette et nous ou Nénette et ses compagnons simiesques. Pleinement respectueux de son « interprète », il lui rend le plus beau des hommages en nous renvoyant en pleine face l’insondable mystère de son intériorité. C’est la parole des soigneurs, heureusement livrée au compte-gouttes, qui nous informera du quotidien de  Nénette, de ses changements de comportement au fil des ans, des règles très strictes qu’elle impose aux très rares personnes autorisées à pénétrer dans sa cage ou à la toucher à son initiative. La ronde des visiteurs se poursuit, dans un bruissement sonore indistinct. Nénette nous regarde, nous la regardons du haut de notre supériorité bien illusoire. Sommes-nous seulement capables d’un échange avec elle, nous qui avons déjà tant de mal à dialoguer entre nous ? Combien d’années devra-t-elle encore attendre ? Et nous ?

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